L’œuvre murale de Raphaël

Raphaël

Raffaello Sanzio, dit Raphaël, (Urbino 1483 – Rome 1520) est l’artiste moderne qui ressemble le plus à Phidias. Les Grecs eux-mêmes disent que ce dernier n’a rien inventé, mais qu’il a porté toutes les formes d’art créés par ses prédécesseurs à un tel degré de perfection, qu’il atteint l’harmonie pure et parfaite. Cette expression « harmonie pure et parfaite » exprime, en réalité, mieux que toute autre ce que Raphaël apporte à l’art italien. Au Pérugin, il emprunte les grâces plutôt fragiles et la douce limpidité de l’école ombrienne qui s’éteint avec lui.

À Florence, il acquiert force et assurance, et fonde un style basé sur la synthèse des enseignements de Léonard et de Michel-Ange. Ses compositions sur le thème traditionnel de la Vierge et de l’Enfant semblent extrêmement novatrices à ses contemporains car nul avant lui n’a traité ce sujet sacré avec la poésie d’une idylle familière, avec un tel air d’éternelle jeunesse, cette douce limpidité, n’excluant ni l’amplitude ni la majesté de la conception. Il mérite plus de considération encore pour la composition et la réalisation des fresques avec lesquelles, dès 1509, il orne les Stanze et les Loggias du Vatican. Le sublime, auquel Michel-Ange parvient par son ardeur et sa passion, Raphaël l’atteint par un équilibre souverain entre intelligence et sensibilité. L’un de ses chefs d’œuvre, L’École d’Athènes, est un monde autonome créé par un génie.

Le Jugement de Salomon, Raphaël
Le Jugement de Salomon et détail, Raphaël
(Vatican, Chambre de la Signature)
L'École d'Athènes,Pythagore, Raphaël
L’École d’Athènes, détail représentant Pythagore, Raphaël (Vatican, Chambre de la Signature)

Raphaël à Rome

Raphaël semble être arrivé à Rome à l’automne de 1508. Jules II lui avait confié la décoration des appartements pontificaux, à commencer par la Chambre de la Signature (achevée vers 1511). Le banquier Agostino Chigi eut un rôle prépondérant dans l’engouement pour les activités culturelles et artistiques qui fleurirent autour du pape Jules II à Rome. Raphaël, en particulier, décora la loggia de sa villa du Trastevere (la Farnésine) avec un thème tiré du poète grec Théocrite, avec l’histoire de Galatée et pour sa chapelle à Santa Maria della Pace, une autre fresque avec des Sibylles et des anges. Ces deux commandes lui firent rencontrer des artistes comme Sebastiano del Piombo, Bramante, il Sodoma, Lotto, Peruzzi et, bien sûr, Michel-Ange, qui l’accusa d’avoir plagié son plafond de la Sixtine. De fait, l’influence fut profonde. Son style romain s’écarte de l’élégance florentine au profit d’une monumentalité plus classique dans les musculatures et traduit plus d’intérêt pour les attitudes corporelles complexes. Comment ne pas songer aux Ignudi du plafond de la Sixtine ? Bien que le plafond de la chapelle Sixtine n’ait été terminé qu’en 1512, l’échafaudage en fut retiré en août 1511, pour les fêtes de l’Assomption : il est fort probable que Raphaël le vit sans avoir besoin de se faufiler dans les lieux, avec Bramante, à l’issu de Michel-Ange, comme le prétend Vasari.

Le Triomphe de Galatée, 1511-1512, Raphaël
Le Triomphe de Galatée, 1511-1512, détail, Raphaël (Rome, Villa Farnesina)

Dans cette fresque, Raphaël fit une représentation qui allie à l’harmonie habituelle de la composition une vitalité propre à certaines narrations païennes. La suggestion antique qui émane de cette œuvre se nourrit de différents éléments formels, recombinés avec bonheur par l’artiste : des nus sculpturaux des tritons et des néréides, à l’harmonie chromatique particulière qui, dans le rouge du manteau de Galatée et dans les bleus de la mer, imite les couleurs des peintures murales classiques. Il faut souligner la splendide gamme chromatique, en particulier le rouge pompéien, imitant délibérément la peinture romaine. Le récit est tiré des Métamorphoses d’Ovide.

À la mort de Jules II (1513), Raphaël devint l’artiste favori de Léon X qui l’invita non seulement à achever les Stanze mais aussi à succéder à Bramante dans les fonctions d’architecte de la basilique Saint-Pierre et à assumer celles de chef des Antiquités. Raphaël continua à travailler pour Agostino Chigi, décorant ses chapelles de Santa Maria della Pace et Santa Maria del Popolo (inachevées à sa mort) et dessinant pour sa villa un cycle de fresques sur les amours d’Éros et Psyché. Ses dernières grandes commandes furent les cartons pour les tapisseries de la Sixtine (Victoria and Albert Museum, Londres) et la sublime Transfiguration (Vatican) commandée par le cardinal Jules de Médicis (le futur Clément VII). Raphaël mourut subitement en 1520, laissant en chantier nombre des œuvres commandées.

La Chambre de la Signature et la pensée des philosophes

Le premier ouvrage de Raphaël dans la ville des Papes fut la décoration de la Chambre de la Signature, une pièce destinée au tribunal de la curie. Le travail commença au mois de juin de l’année 1509, une année après que Michel-Ange ait commencé à peindre les fresques de la voûte de la Chapelle Sixtine. Synthèse de la pensée antique et de son élaboration chrétienne et humaniste, le programme des décorations de la Chambre de la Signature ne fut certainement pas élaboré par Raphaël : il est certain toutefois que ses dons de dessinateur lui permirent d’exprimer de façon complète une doctrine plutôt complexe qui n’attendait que d’être transposée en images. Le programme iconographique place dans un contexte cosmologique (se rapportant aux éléments qui constituent l’Univers), l’une à côté de l’autre, les vertus de la tradition religieuse et les activités spirituelles de l’homme qui ont une extériorisation actuelle. Il prend en effet, comme exemple des épisodes tirés de la Bible (le pêché originel, le jugement de Salomon), de la mythologie classique (Apollon en Marsyas), de la conception philosophique aristotélicienne revue à la lumière du néo-platonisme. La conception néo-platonicienne (c’est-à-dire la pensée de Platon adaptée à la tradition chrétienne des philosophes du début de la Renaissance) est l’inspiratrice de ce cycle de peintures, comme inspira celles de Botticelli plus classiques, notamment dans le Printemps  et la Naissance de Vénus. Dans la chambre de la Signature, il en résulte être l’exaltation de l’idée de  » vrai  » (le vrai révélé par la religion chrétienne et le vrai rationnel de la théorie philosophique classique) de  » bien  » (personnifié par la loi, ecclésiastique ou civile, et dont le symbole est la vertu) et de  » beau  » qui trouve son extériorisation dans la Poésie.

Vue de la Chambre de la Signature
Vue de la Chambre de la Signature avec les fresques du Parnasse et de l’École d’Athènes

Dans l’École d’Athènes, Raphaël regroupe dans la scène d’un édifice grandiose les figures solennelles de penseurs et de philosophes. La pièce, surmontée par une haute voûte à caissons, soutenue par des colonnes, est certainement inspirée par le projet de Bramante pour la basilique Saint-Pierre presque un modèle, grâce au classique de sa structure, de la synthèse de la pensée antique et de la pensée chrétienne. La foule de personnages ne surcharge pas la scène, malgré la grandeur des structures architectoniques. Elle en souligne, au contraire, l’étendue et la profondeur, grâce aux personnages placés de front et ceux qui se pressent sur deux files aux côtés des protagonistes : Platon, représenté avec une vénérable barbe blanche et Aristote, tous deux caractérisés par une attitude précise.  » Le geste horizontal d’Aristote est le symbole de l’organisation du monde par la Éthique, et le geste vertical de Platon représente le mouvement de la pensée cosmologique qui s’élève au-dessus du monde sensible vers son principe idéal « . (André Chastel : Art y humanisme à Florence)

L'École d'Athènes, Raphaël
L'École d'Athènes, Raphaël
L’École d’Athènes, détails, Raphaël
(Vatican, Chambre de la Signature)

La fresque, en plus d’être la célébration de la pensée classique, est dédié aux arts libéraux. À quelques-uns des philosophes de l’Antiquité, Raphaël a donné les traits de ses contemporains, Bramante a représenté Euclide (c’est le personnage sur la droite, penché sur une tablette avec un compas) ; on peut voir, peut-être, Léonard de Vinci sous les habits de Platon ; Michel-Ange, l’air sombre et pensif, personnifiant Héraclite, est assis sur l’escalier, avec un bras appuyé sur un bloc de marbre. C’est l’hommage de Raphaël à cet artiste qui avait fini depuis peu la voûte de la chapelle Sixtine. Sont aussi présents (pour glorifier les arts figuratifs, mis sur le même plan que les arts libéraux) Raphaël, lui-même et son ami le peintre Giovanni Antonio Bazzi, dit il Sodoma.

Les Vertus Cardinales, Raphaël
Les Vertus Cardinales, détail de la Prudence, Raphaël (Vatican, Chambre de la Signature)

La lunette des Vertus cardinales, faisant allusion au  » bien « , est, un sujet typiquement allégorique ; l’influence de Michel-Ange dans le traitement des volumes des figures est évidente. La Prudence, assisse sur le degré le plus haut du soubassement et représentée avec deux visages : celui d’une jeune femme qui se regarde dans un miroir qu’un putto ailé lui tend et celui d’un homme âgé, allusion peut-être à l’âge adulte, dont elle est le don principal.

Le Parnasse, Raphaël
Le Parnasse, détail des Muses, 1509-1510 Raphaël (Vatican, Chambre de la Signature)

Le Parnasse, la demeure des dieux, est le troisième tableau de la Chambre de la Signature. Lieu où se trouvent Apollon et les Muses, et – selon le mythe classique – demeure de la poésie. La scène central montre Apollon qui représente les arts libéraux, en train de jouer du violon, assis sous un bouquet de lauriers, symbole de la poésie et entouré par les neuf Muses, personnification des différents arts.

Dispute du Saint-Sacrement, Raphaël
Dispute du Saint-Sacrement, détail, Raphaël (Vatican, Chambre de la Signature)

Encore ici, Raphaël, selon la coutume du XVe siècle, insère quelques-unes des personnalités qui vivent à cette époque, ainsi que d’autres déjà disparues, mais dont la réputation est désormais établie. À gauche, appuyé à la balustrade, nous voyons Bramante ; le jeune homme à la longue chevelure serait Francesco Maria della Rovere neveu de Jules II, le commanditaire romain de l’artiste.

Chambre d’Héliodore ; Chambre de l’Incendie du bourg

Après d’avoir achevé la Chambre de la Signature, Raphaël commença la décoration de la Chambre voisine, appelée par la suite Chambre d’Héliodore à cause du sujet de l’une des scènes représentées : Héliodore chassé du Temple. Le cycle fut exécuté de septembre 1511 à juin 1514 ; entre-temps, Jules II était mort et la nomination de son successeur dans la personne de Léon X (Jean de Médicis, fils de Laurent le Magnifique) influença la réalisation des dernières fresques de la décoration. Les fresques exaltent, par le biais de quatre scènes narratives tirées de la Bible et de l’histoire sainte, la foi inébranlable qui anime l’action énergique de Jules II, mais elles sont achevées en 1514, sous Léon X. Raphaël décore enfin la troisième pièce, la salle à manger privée de Léon X (Chambre de l’Incendie du bourg) : exécutées de 1514 à 1517, les fresques narratives exaltent Léon X en l’identifiant à des anciens papes.

Héliodore chassé du Temple, Raphaël
Héliodore chassé du Temple, détail, Raphaël (Vatican, Chambre d’Héliodore)

Le point central de la scène n’est plus placé au milieu, mais il est déplacé vers la droite. Ici, Héliodore, profanateur du Temple du Jérusalem, est renversé ainsi que ses deux acolytes par le groupe formé par le chevalier et les deux jeunes gens qui font interruption en courant avec de faisceaux de verges. Comme Raphaël le fera dans ses tableaux suivants, on peut voir le pape Jules II, à l’extrême droite, assister à cet événement. La nouvelle théorie de l’art figuratif de Raphaël, impensable après les tableaux très contrôlés de la Chambre de la Signature, s’offre donc dans toute sa plénitude à partir de cet instant.

La Messe de Bolsena, Raphaël
La Messe de Bolsena, porteurs de la chaise du pape, Raphaël (Vatican, Chambre d’Héliodore)

La scène représente un miracle qui s’est produit à Bolsena en 1263: un prête originaire de Bohème, au cours d’un voyage qui devait le conduire à Rome, voit le sang couler du calice et tacher le corporal, alors qu’il disait la messe. L’évocation de cet épisode par Raphaël, montre le prêtre, protagoniste de l’événement, presque au centre de la composition, alors qu’il élève l’hostie ; sur la gauche des témoins assistent à la scène avec dévotion. Sur la droite, comme pour affirmer la présence et la validation des autorités ecclésiastiques du miracle, nous voyons le pape Jules II, agenouillé et les mains jointes. Un peu plus bas se trouvent les prélats ; à côté de la porte, les gardes (dans leur caractéristique uniforme à bandes colorées) et les porteurs de la chaise, eux aussi, agenouillés.

L'Incendie du Borgo, Raphaël
L'Incendie du Borgo, Raphaël
L’Incendie du Borgo et détail, Raphaël
(Vatican, Chambre de l’Incendie du Borgo)

Les groupes de personnages sont d’une très grande beauté formelle. C’est le cas pour le vieillard porté sur les épaules par un jeune homme, accompagné par un enfant, représente une citation de l’Enéide : Enée fuit avec son père Anchise et son fils Ascagne. C’est le cas pour la porteuse d’eau à droite, les habits gonflés par le vent. Il faut remarquer aussi, pour souligner la qualité de l’œuvre, le nu qui se laisse glisser le long du mur, imitation évidente des images héroïques de Michel-Ange.Le tableau, possède une grande efficacité et bien qu’il fût exécuté en grande partie par les collaborateurs de Raphaël, il nous montre incontestablement sa capacité narrative. On note dans la composition un caractère complexe : deux groupes de colonnes d’inspiration classique, délimitent l’espace. Au fond de celle-ci, une loge à laquelle apparaît le Pape, représenté sous les traits de son ancêtre Léon X, en train de bénir. En arrière-plan, la façade de l’ancienne basilique Saint-Pierre, décorée de mosaïques.

Au fil des ans, Raphaël étant chargé de tâches toujours plus nombreuses, la décoration des Chambres est de plus en plus exécutée par l’atelier (d’où une baisse de qualité) mais la conception est toujours du maître.  » Gracieux « , Raphaël a le don de l' » invention  » (Vasari) : avec la sprezzatura (grâce) du grand courtisan, il trouve les solutions les mieux adaptées aux attentes du commanditaire, à la destination de l’œuvre. De la Signature à l’Incendie, la différence iconographique va de pair avec une évolution stylistique. À l’harmonie intemporelle de la culture conviennent des compositions symétriques, des spatialités amples et continues, des personnages régulièrement distribués, de postures simples et calmes ; aux scènes dramatiques conviennent de compositions asymétriques, des spatialités restreintes ou discontinues, des personnages irrégulièrement distribués, des postures compliquées et agitées. Le classicisme se mue en maniérisme : décorée après 1520 selon un parti élaboré par Raphaël la Chambre de Constantin est déjà maniériste.

L’École du maître

Au cours de sa brillante carrière, Raphaël s’est entouré d’un grand nombre de collaborateurs qui, lors de son décès, continuèrent à travailler à Rome, pendant quelques années, avant de se disperser dans toute l’Italie, poussés également par des événements politiques dramatiques (en 1527, Rome fut mise à sac). La  » manière romaine « , cette méditation sur l’art antique, qui allie les exemples de Raphaël à des évocations de Michel-Ange, se répandit de la sorte dans toute la péninsule italienne. Jules Romain, qui avait été l’élève préféré de Raphaël, tint un rôle de premier plan dans l’achèvement de la salle de Constantin au Vatican et les Loges, mais sa renommée est surtout liée à l’édification et décoration du palais du Te à Mantoue. Un autre grand peintre, Giovanni da Udine, spécialisé dans les grotesques ornementaux, travailla à Florence et à Venise. Perin del Vaga, collaborateur de Giovanni da Udine pour les fresques de la salle des Papes au Vatican, entra en 1527 au service d’Andrea Doria, à Gênes, tandis que Polidoro da Caravaggio apporta jusqu’en Sicile son interprétation du classicisme romain. La décoration de la Salle de Constantin dont Raphaël avait crée le schéma général, fut achevée, après la mort du maître, par ses élèves et collaborateurs. A Jules Romain, l’on doit les deux épisodes de la Bataille du pont Milvius et de la Vision de Constantin. Les scènes, conçues comme des tapisseries accrochées aux murs, représentent ces deux événements historiques sur un fond d’architectures classiques, parmi lesquelles on reconnaît la colonne Trajane, quelques reliefs de l’arc de Constantin et des sarcophages antiques.

La Vision de Constantin, Jules Romain
La Vision de Constantin, 1520-1524, Jules Romain
(Rome, palais du Vatican, salle de Constantin)

Les compositions montrent un certain goût pour les gestes ostentatoires et emphatiques, et elles annoncent le ton déclamatoire que Jules Romain adoptera de façon plus complète à Mantoue.

Bataille du pont Milvius, Jules Romain
Bataille du pont Milvius, 1520-1524, Jules Romain
(Rome, palais du Vatican, salle de Constantin)

Lorsque les travaux de la salle de Constantin furent repris en 1523, le pape Clément VII fit changer les sujets des deux dernières scènes prédisposées para Raphaël, qui, à l’origine, avaient Constantin pour protagoniste, portant au contraire au premier plan la figure du pape Sylvestre Ier, l’épisode de la donation, où le pape cède à l’empereur Constantin l’exercice du pouvoir temporel, est représenté symboliquement par la remise d’une statuette dorée représentant la ville de Rome. Confirmant la supériorité de l’Église sur le pouvoir temporel, l’événement acquiert, à la lumière de cette période historique, le pouvoir laïque étant en mais de l’empereur Charles Quint, une signification d’une grande actualité.

La Donation de Constantin, École de Raphaël
La Donation de Constantin, vers 1523, École de Raphaël
(Rome, palais du Vatican, salle de Constantin)