Nouvelle Objectivité (Neue Sachlichkeit)

La vague de réalisme après la Première Guerre mondiale

En Allemagne, au début des années 20, s’affirme une nouvelle tendance artistique, que fut officiellement consacrée, en 1925, par l’exposition Neue Sachlichkeit de Mannheim. Du point de vue du langage pictural, la Nouvelle Objectivité se présente comme un dépassement de l’expressionnisme et de l’abstraction :

trente-quatre peintres se sont unis au nom d’une prise de conscience de la dramatique et crue réalité d’après-guerre ou, au moins, d’un retour à la réalité positive tangible.  Presque au même moment, en Italie apparait la revue artistique Valori plastici, qui exalte l’idée du retour à l’ordre et de la récupération de la forme.

Journée grise, 1923, George Grosz, Berlin, Staatliche Museen
Journée grise, 1923, George Grosz
(Berlin, Staatliche Museen).

Dans son réalisme cru de la post-guerre, cette image représente un matin dans la périphérie de Berlin. Au premier plan, le protagoniste, un fonctionnaire gouvernemental des pensions pour les mutilés de guerre. Habillé avec beaucoup de soin (il affiche même une médaille), ses jeux strabiques protégés d’un pince-nez, le bureaucrate est la vive image d’une assistance fuyarde et pédante. Symboliquement, un muret de briques et d’indifférence sépare le fonctionnaire du rapatrié. À l’arrière plan, un ouvrier se dirige à son travail et dans un coin, apparait la figure furtive d’un négociant du marché noir, véritable directeur voilé de ce scénario sordide.

Otto Dix, George Grosz, Rudolf Schlichter, Max Beckmann développent un réalisme fortement engagé qui met l’accent sur la dénonciation sociale. Leur style se caractérise par des inflexions caricaturales et par de modes de construction de l’image d’influence dadaïste et expressionniste, dont ils empruntent sa charge subversive et irrévérente, avec un intérêt pour les moyens de communication de masse, les divertissements populaires, les conditions de vie dans la grande ville moderne.

À la beauté, 1922, Otto Dix (Wuppertal, Von-der-Heydt Museum)
À la beauté, 1922, Otto Dix
(Wuppertal, Von-der-Heydt Museum)
Portrait de Margot, 1924, Rudolf Schlichter
Portrait de Margot, 1924, Rudolf Schlichter, (Berlin, Märkisches Museum)

La première exposition de La Neue Sachlichkeit comprenait cent vingt-quatre œuvres de trente-deux artistes. D’après Hartlaub, la nouvelle investigation de la peinture médiévale tardive, de l’art du XVe siècle italien, des formes plastiques intégrées du néoclassicisme d’Ingres et de David, ont porté l’emphase dans « l’autonomie des objets dans notre entourage ». Les objets se reproduisaient avec une approche nette et une attention quasi microscopique pour le détail. Tout mouvement s’est paralysé. La peinture est revenue dans un état statique. À cette nouvelle austérité Franz Roh  l’a nommé « Réalisme magique ».

Famille de fermiers industriels, 1920, Georg Scholz (Wuppertal, Von der Heydt-Museum)
Famille de fermiers industriels, 1920, Georg Scholz (Wuppertal, Von der Heydt-Museum)

On peut distinguer, à l’intérieur même du mouvement, trois groupes d’artistes : celui de Munich, qui privilégie un langage métaphysique influencé par l’art italien et le classicisme (Kanoldt, Mense et Schrimpf peignent des natures mortes et  paysages), les peintres réalistes de Hanovre, qui se caractérisent par son engagement socio-politique, et le groupe de Berlin et de Karlsruhe, qui situent au centre de la réflexion le thème de la ville moderne. Sous certains aspects, on peut assimiler à ces groupes, l’artiste isolé Christian Schad. Mais dans ses œuvres, les motivations politiques cèdent le pas à l’introspection psychologique, dont on retient le réalisme photographique halluciné.

Nature morte, 1922, Alexander Kanoldt (Karlsruhe, Staatliche Kunsthalle)
Nature morte, 1922, Alexander Kanoldt (Karlsruhe, Staatliche Kunsthalle)

La précision exagérée avec laquelle se reproduisaient les objets et les figures, parfois procuraient aux peintures un aspect presque surréaliste, qualité magique à laquelle se referait Franz Roh. Tel est le cas des portraits de Schad. La vision photographique est déterminante dans ses tableaux : Dans l’Autoportrait avec modèle, l’orchidée est peinte avec une extraordinaire netteté ; le regard sceptique qu’il dirige vers le spectateur et la chemise verte transparente qu’accentue sa nudité et tous et chacun des poils de son torse. Cette occultation révélatrice fait monter la tension du tableau à travers le désaccord avec la couleur de la peau de la femme qui rappelle les subtiles transparences d’un tableau maniériste du florentin Pontormo.

Autoportrait avec modèle, détail, 1927, Christian Schad (Collection privée)
Autoportrait avec modèle, détail, 1927, Christian Schad (Collection privée)
Lotte, 1922-1926, Christian Schad (Collection privée)
Lotte, 1922-1926, Christian Schad (Collection privée)

À la même époque, en Italie, la peinture du groupe Valori Plastici fut animée par le néoclassicisme de De Chirico et de Carrà, mais aussi par l’héritage de la Renaissance classique comme partie intégrale de l’entourage des peintres italiens. Felice Casorati, au contact de la peinture métaphysique, affirme son idée classique de l’image et crée une peinture peuplée de grandes formes statiques, extrêmement simples et sévères, encadrées dans un espace perspectif rigoureusement cubique et soulignées par l’équilibre absolu des masses chromatiques.

Portrait de Renato Gualino, 1923-1924, Felice Casorati (Collection privée)
Portrait de Renato Gualino, 1923-1924, Felice Casorati (Collection privée)

Otto Dix

Plus progressiste, et d’une plus grande ampleur, fut la variante socialement critique de la Neue Sachlichkeit. En voyant la réalité avec un regard désabusé, dans ce sens, fut anti-illusionniste. Son représentant le plus significatif fut Otto Dix, né en 1891 d’une famille ouvrière, à Untermhaus, près de Gera. Dix crée, en 1923, avec d’autres expressionnistes dont George Grosz, le groupe Nouvelle Objectivité et se consacre à la représentation de l’ambiance berlinoise d’après-guerre, dont il évoque durement les aspects de désordre moral, de vilenie et d’hypocrisie. Ce sont les années les plus intéressantes de son activité artistique : fort de ses expériences futuristes, expressionnistes et dadaïstes, ainsi que de l’étude de la tradition de la peinture et de la gravure des anciens maîtres nordiques. Dans ses portraits, Dix associe une très soignée attention pour le détail avec un raffinement maniériste dans les gestes éloquents de ses figures allongées.

La Grande Ville, 1927-1928, Otto Dix, Stuttgart, Staatsgalerie
La Grande Ville, 1927-1928, Otto Dix (Stuttgart, Staatsgalerie).

Ce triptyque est un impressionnant et dense témoignage du climat social de l’Allemagne des premiers cabarets berlinois. Au centre, un orchestre joue du jazz : des couples élégants dansent dans une atmosphère irréelle, où les maquillages trop lourds et les robes à la mode des dames, ne peuvent cacher la tension ambiante. Sur le panneau de gauche, un mutilé de guerre se traîne sur les pavés glissants ; à droite, Dix représente des inquiétantes figures de prostituées avec ses clients, dans une impressionnante superposition de sensualité et bestialité.

La Grande Ville (detail), 1927-1928, Otto Dix

Dix a découvert la vie dans ses extrêmes. Il s’était intéressé par les « outsiders », entre eux les intellectuels et ses collègues peintres, mais aussi par les ouvriers, les prostituées et les invalides. L’atmosphère de la période d’après-guerre fut reflétée dans ce triptyque. Depuis les années 1920, Otto Dix s’était décidé définitivement pour la Neue Sachichkeit (Nouvelle objectivité), et surtout, pour le vérisme.

Dix met au point une vision implacable, désacralisante et lapidaire de la réalité où la couleur est soumise au dessin. Les œuvres les plus significatives de cette période sont : Le vendeur d’allumettes, 1920 ; Portrait de Sylvia von Harden, 1926 ; Portrait du docteur Mayer-Hermann, 1926 ; le triptyque La Grande Ville, 1927-1928 et, notamment, la grande réalisation des Sept Péchés capitaux, 1933. Lors de la montée au pouvoir du nazisme, Dix est destitué de son poste de professeur de l’Académie de Berlin en tant qu’artiste dégénéré : plus de 250 œuvres sont confisquées.

Le vendeur d'allumettes, 1920, Otto Dix
Le vendeur d’allumettes, 1920, Otto Dix, (Mannheim, Kunsthalle)
Portrait de la journaliste Sylvia von Harden, 1926, Otto Dix
Portrait de la journaliste Sylvia von Harden, 1926, Otto Dix,
(Paris, Musée National d’Art Moderne)
Portrait de Martha Dix, 1928, Otto Dix, Essen, Allemagne, Museum Folkwang
Portrait de Martha Dix, 1928, Otto Dix
(Essen, Allemagne, Museum Folkwang)

George Grosz

George Grosz (Berlin 1893 – 1959), peintre américain d’origine allemande, après des expériences cubistes et futuristes, il publie en 1917 son premier recueil de dessins qui provoque le scandale et l’indignation des milieux bourgeois, à cause du parti pris de vulgarité des sujets traités : prostituées, ivrognes, assassins, militaires dans des attitudes indécentes, décrits d’un trait rapide et incisif. À partir de 1918, Grosz se rallie au dadaïsme berlinois et l’utilise comme une arme pour dénoncer le militarisme et la bourgeoisie de l’Allemagne pré-nazie. Après avoir contribué avec Otto Dix, à la constitution du groupe Nouvelle Objectivité (Neue Sachlichkeit) et avoir mis en lumière, par une analyse sans pitié, l’avidité de pouvoir de certains dirigeants, dissimulé sous le masque de la respectabilité, il voit ses œuvres confisquées lors de la montée du nazisme et montrées à l’exposition d' »art dégénéré ». Grosz s’était également engagé dans le domaine des décors de théâtre, collabore en 1928, au « théâtre politique » de Erwin Piscator. En 1933, il se rend aux Etats-Unis et enseigne à New York, où il continue à dénoncer la dramatique condition de l' »homme social », en présentant la tragédie de la Seconde guerre mondiale. Le style corrosif de Grosz exerce une influence importante sur le courant réaliste et social des peintres américains, notamment sur Ben Shahn.

Les piliers de la société, 1926, George Grosz
Les piliers de la société, 1926, George Grosz (Berlin, Staatliche Museen)
Hommage à Oskar Panizza, 1917-1918, George Grosz
Hommage à Oskar Panizza, 1917-1918, George Grosz (Stuttgart, Staatsgalerie)

Max Beckmann

Max Beckmann (1984-1950) occupe une position prédominante entre les réalistes de l’ère moderne. Ses premières œuvres sont marquées par l’impressionnisme de la Sécession berlinoise, dépassé par la suite sous l’influence des maîtres gothiques de la fin du gothique allemand (Grünewald) et des déformations expressionnistes de ses collègues Dix et Grosz avec d’autres courants artistiques européennes comme le cubisme. Dès 1917 sa peinture s’exprime dans un vérisme cru, reflétant le climat tragique de la guerre. Beckmann redécouvre le langage original de l’expressionnisme allemand : figures allongées, membrés cassés des figures qui s’agglutinent dans des espaces fermés, où s’exprime la lacération physique et morale, miroir fidèle de la tragédie dans laquelle l’artiste a participé comme infirmier pendant la guerre, en contact direct avec la douleur et la mort. La peinture La nuit est le premier chef-d’œuvre de cette période où la tragédie d’une famille massacrée par des malfrats se transforme en un drame populaire avec de réminiscences médiévales. Image effrayante et oppressive de l’horreur et du côté démoniaque et destructeur de la nature humaine.

La nuit, 1918-1919, Max Beckmann
La nuit, 1918-1919, Max Beckmann
(Düsseldorf, Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen).

Beckmann pénétra dans les racines de l’expressionnisme allemand pour exprimer la profonde transformation morale, physique et sociale de l’Allemagne à travers de grands tableaux allégoriques, des visions apocalyptiques de l’humanité qui reflètent le climat d’un pays dévasté et lacéré par la défaite.

Autoportrait avec un foulard rouge, 1917, Max Beckmann
Autoportrait avec un foulard rouge, 1917,
Max Beckmann (Stuttgart, Staatsgelerie)
Départ, 1932-1933, Max Beckmann
Départ, 1932-1933, Max Beckmann (New York, The Museum of Modern Art).

Le triptyque de Beckmann « Départ » contient une iconographie très personnelle, peut-être autobiographique, comme une prémonition de son propre destin : son émigration à l’arrivée des nazies au pouvoir. Sur le panneau central, un ensemble de personnes se trouvent à bord d’une barque qui se prépare à partir et comme toile de fond la mer tant aimée par l’artiste. À propos de ce tableau, Beckmann se confie-t-il : « La reine tient sur ses genoux, comme un enfant, le trésor le plus précieux, la liberté. La liberté est ce qui importe, elle est le Départ, le recommencement ». Les deux panneaux latéraux contiennent des scènes de cruauté : les bourreaux et ses victimes, des situations et des lieux qu’on abandonne pour pouvoir les oublier.