La Renaissance nordique

La Renaissance dans les pays du Nord

Dans les processus complexe de renouvellement des formes et des thèmes iconographiques, que l’on désigne par l’expression un peu approximative de « Renaissance nordique », deux régions font figure de pionnières dans le vaste ensemble constitué par le Saint Empire, qui s’étend de la Prusse à l’Italie du Nord et des Pays-Bas à la Bohème : la Flandre et l’Allemagne du sud-ouest (Alsace, nord de la Suisse, Souabe et Franconie). Des villes nombreuses, prospères, dans lesquelles l’influence de l’humanisme est prépondérante, dont les relations maritimes ou terrestres avec l’Italie sont déjà anciennes et qui jouissent d’un riche passé artistique, vont être les lieux privilégiés du changement. Dans les années 1490-1510, des manifestations analogues y surgissent : les formes gothiques traditionnelles s’épuisent ou s’exacerbèrent parfois ; une sorte de cycle s’achève avec un artiste comme Gérard David en Flandre, ou même plus tôt avec Schongauer dans le Rhin supérieur. Deux artistes, Bosch et Grünewald, marquent mieux que d’autres la décalage encore colossal entre la culture artistique de l’Europe du Nord et d’Italie : Jérôme Bosch de Bois-le-Duc (vers 1450-1517), contemporain presque exact de Léonard de Vinci, peint avec une précision maniaque un espace hallucinatoire peuplé de petites figures (Le Jardin des délices, Le Chair de foin, La Tentation de saint Antoine), tandis que Mathias Grünewald (vers 1480 – 1528) donne avec la Crucifixion du retable d’Issenheim l’image poignante d’un corps torturé, sans souci de l’unité d’échelle des figures.

Le Jardin des délices, vers 1505, Jérôme Bosch
Le Jardin des délices, vers 1505, Jérôme Bosch,
(Madrid, Musée du Prado)

Visionnaire génial servi par un don inégalé d’invention poétique, Jérôme Bosch crée des images apparemment fantastiques et surréalistes, mais en fait fondées sur la connaissance lucide des instincts, des vices et de la folie des hommes. Le moment représenté se situe en un point de l’histoire humaine (entendue aussi bien comme destin général que comme vie individuelle) à mi-chemin entre la pureté originelle de la création et le châtiment éternel de la faute. Les rochers multicolores à l’arrière-plan, tout comme les créatures ailées volant dans le ciel, témoignent d’une situation confuse et chaotique, qui ne cesse de subir des transformations étranges. (voir Jérôme Bosch)

Retable d'Issenheim : La Crucifixion, vers 1515, Mathias Grünewald
Retable d’Issenheim : La Crucifixion, vers 1515, Mathias Grünewald
(Colmar, Musée d’Unterlinden)

Le somptueux retable, exécuté pour l’église conventuelle des antonins d’Issenheim (Alsace) est un ensemble « à transformation » (Wandelaltar) : l’ouverture et la fermeture des volets en fonction des fêtes liturgiques montrent les différentes compositions qui se succèdent comme les pages éblouissantes d’une Bible. Dans la Crucifixion, image tragique, solennelle et désolée, d’une violence impitoyable dans la représentation du corps martyrisé du Christ, la lumière arrive de droite et éclaire le Christ immense, à la tête hérissée de la couronne d’épines, aux chairs verdâtres lacérées par la flagellation. Le poids inerte du corps étire les bras, les doigts s’ouvrent et se crispent dans un paroxysme de douleur, les pieds transpercés du clou noir se tordent comme des gonds selon l’image des « Révélations » de sainte Brigitte, (principales sources iconographiques de Grünewald pour le polyptyque d’Issenheim).

Retable d'Issenheim, Marie Madeleine, Mathias Grünewald

La scène est presque terrifiante dans son expressionnisme débridé, dans la disproportion violente des personnages (le Christ en saint Jean-Baptiste énormes, la Madeleine minuscule), dans le déséquilibre de la composition (trois personnages à gauche contre un à droite, mais la prédelle rétablit l’équilibre par le déplacement du « poids » à droite) avec son mélange de réalisme atroce et de symbolisme.

L’adoption des modèles italiens

Dans ce processus de renouvellement de la culture gothique au Nord de l’Europe, des artistes de transition apparaissent. Imprégnés encore de l’esprit gothique, ils commencent à adopter les nouveautés venues d’Italie, d’abord sur leur forme ornementale (pilastres et chapiteaux à motifs Renaissance, guirlandes inspirées de Mantegna, etc.). De nombreux artistes du Nord font le voyage en Italie ou, plus simplement s’inspirent de gravures italiennes qui commencent à circuler abondamment à partir du début du XVIe siècle. Outre l’exemple précoce, mais assez isolé, du peintre et sculpteur tyrolien Michael Pacher, qui élabore dans les années 1480 une puissante synthèse alliant l’art gothique traditionnel aux formes et à la perspective italiennes, on peut citer au début du XVIe siècle Hans Holbein l’Ancien à Augsbourg, ou Quentin Metsys à Anvers, tandis que la chapelle des Fugger à Sainte Anne d’Augsbourg, construite à partir de 1509, est réputée être le premier édifice de style Renaissance au nord des Alpes. C’est encore à Augsbourg, ce grand centre industriel, commercial et bancaire, en relation étroite avec Venise, que Hans Burgkmair l’Ancien (1473-1531), après avoir fait le voyage d’Italie, fut l’un des premiers à introduire véritablement l’art de la Renaissance, tel qu’il s’incarnait à Venise en Giovanni Bellini, dans une série de Vierges à l’Enfant des années 1507-1510, où le modelé, le coloris et les motifs architecturaux, s’inspirent clairement des modèles vénitiens et lombards. Tandis que l’art allemand est plus sensible à la leçon d’Andrea Mantegna et des Vénitiens, l’art flamand trouve ses modèles de prédilection chez Vinci et Florence. Ce n’est que très progressivement que les artistes du Nord, à l’occasion généralement d’un voyage à Rome, découvrent l’art antique. Il serait toutefois erroné de ne voir dans les débuts de la Renaissance nordique qu’une simple imitation des précédents italiens. Le XVIe siècle confirme la primauté italienne dans l’art européen, mais en même temps laisse percevoir les premiers signes d’évolutions qui écarteront l’Italie du courant d’avant-garde et feront du XVIIe siècle le « siècle d’or » d’autres nations.

Quentin Metsys, Vierge sur le trône
Vierge sur le trône, vers 1520-1525, Quentin Metsys, (Berlin, Staatliche Museen)

Metsys est dans cette Vierge proche de Vinci, ainsi que des Vierges à l’Enfant très humaines de Bellini, mais demeure nordique dans son amour du détail pittoresque et du paysage à la flamande.

Autoportrait devant le Colisée, 1553, Maerten van Heemskerck
Autoportrait devant le Colisée, 1553, Maerten van Heemskerck (Utrecht 1498 – Haarlem, 1574)
(Cambridge, Fitzwilliams Museum)

Il s’agit en réalité d’un « double » autoportrait, où l’on aperçoit une touche de souriante complicité. Le peintre se montre au tout premier plan à gauche, alors dans son âge mûr, et en même temps, il rappelle son séjour à Rome, il y a quelque vingt ans en se représentant sous l’aspect d’une petite figure occupée à dessiner l’immense squelette du Colisée. Recouvert d’une végétation grimpante, le Colisée incite à la réflexion sur la grandeur et la décadence de l’Antiquité classique.

Outre la connaissance directe par les voyages en Italie et l’étude des œuvres majeures, les gravures jouèrent un grand rôle dans la diffusion des idées italiennes. Les motifs d’architecture fréquents sur les frontispices des livres, les encadrements décoratifs sur les livres d’heures enluminés, les éditions illustrées d’Hérodote, de Pétrarque, des vies des saints imprimées en nombre croissant sur les presses italiennes, surtout vénitiennes, constituaient un des moyens de diffusion ; les gravures des artistes – celles de Mantegna notamment, ou de graveurs de Mantoue, Venise, Ferrare et Florence ainsi que les planches célèbres de Bramante – eurent sans doute encore plus d’influence. Les plus importantes furent néanmoins celles de Marcantonio Raimondi, né vers 1480, qui exécuta à Venise les gravures de Dürer ; il s’installa vers 1510 à Rome où il devint le principal diffuseur des idées et des œuvres de Raphaël et de son entourage.

Le Jugement de Pâris, 1513-1514, Marcantonio Raimondi
Le Jugement de Pâris, gravure au burin, 1513-1514, Marcantonio Raimondi (Londres, British Museum)

Les détails naturalistes du paysage et les jeux de clair-obscur sont d’une grande efficacité expressive. La complication de la composition fait comprendre que Marcantonio Raimondi ne se réfère pas à une seule œuvre picturale, mais procède à l’assemblage, ou au montage, de différents dessins et projets. Cette gravure reprend des dessins de Raphaël pour la célèbre scène mythologique où Pâris doit désigner la plus belle des trois déesses, Junon, Minerve ou Vénus. Dans certaines figures, on peut observer que la planche gravée conserve et traduit bien le doux modelé du dessin de Raphaël.

Repos pendant la fuite en Egypte, vers 1532, Maerten van Heemskerck
Le Repos pendant la fuite en Égypte, vers 1532,
Maerten van Heemskerck, (Washington, National Gallery)

Les traits du visage et l’expression de la Vierge Marie rappellent les prototypes de Raphaël. Le paysage, traité à la manière du « sfumato », présente des éléments architecturaux et archéologiques qui évoquent la campagne romaine. La pose un peu forcée et presque exhibée de l’Enfant Jésus rappelle des modèles de l’Antiquité classique et du premier maniérisme. Le voyage en Italie, devenu presque rituel, permet aux artistes d’amasser une culture visuelle beaucoup plus importante et favorise la propagation d’un nouveau style international: le maniérisme, venu d’Italie, que les artistes flamands, s’efforcent d’adapter à une tradition autochtone bien vivace.

L’humanisme nordique

En 1508, Érasme, natif de Rotterdam, les plus grand humaniste au Nord des Alpes, offre dans ses « Adages » une efficace combinaison de sagesse populaire, de citations classiques et de bon sens. En 1509, il compose son Elogium insaniae (Éloge de la folie) où, mettant en question les fondements mêmes de son humanisme, il invite à un réexamen global de l’histoire, de la morale, de la religion. L’éclectisme culturel et le rôle croissant du doute permettent de comprendre les dynamiques artistiques de l’Europe du Nord et du Centre. En 1501, l’empereur Maximilien Ier de Habsbourg fonde une université à Vienne et confie la direction au poète Conrad Celtis, cependant qu’en Allemagne le mécénat culturel se développe grâce à des princes électeurs (comme ceux de Saxe, mécènes de Cranach l’Ancien), des ducs (comme Guillaume IV de Bavière, commanditaire d’Altdorfer), de puissants cardinaux (comme l’archevêque de Mayence Albert de Brandebourg, qui invite Dürer et Grünewald) de financiers (comme la dynastie de banquiers Fugger à Augsbourg) ou des intellectuels (comme Willibald Pirkheimer, ami de Dürer) ; par contraste, on voit commencer à décliner les villes de Ligue hanséatique. Les principales cités commerçantes de la Bavière, comme la Nuremberg de Dürer, la Ratisbonne d’Altdorfer et l’Augsbourg de Burgkmair et des Holbein, sont des centres économiquement puissants, spécialisés dans la fabrication d’orfèvrerie, d’instruments de précision, d’armes, mais aussi foyers de diffusion de la culture grâce aux imprimeries. Ce polycentrisme culturel s’étend le long du Rhin avec la riche cité de Bâle, où œuvrent les Holbein, et avec les villes d’Alsace, fortes d’une tradition picturale qui va de Schongauer à Grünewald et Baldung Grien.

Portrait d'Érasme de Rotterdam, 1523, Hans Holbein, Bâle
Portrait d’Érasme de Rotterdam, 1523, Hans Holbein (Bâle, Öffentliche Kunstsammlung Kunstmuseum)

En 1523, Holbein avait établi sa réputation de portraitiste avec trois portraits de l’érudit humaniste. Non seulement Hans Holbein, mais aussi Albrecht Dürer et Quentin Metsys on fait le portrait d’Érasme, ce qui témoigne de la dette des principaux artistes-intellectuels envers le plus grand humaniste de l’Europe du Nord et du Centre. La sobriété des vêtements reflète l’allure générale de la mode masculine au XVIe siècle, mais elle est ici accentuée pour indiquer l’intériorité et la noblesse du personnage détaché des apparences.

La Philosophie, gravure, Albrecht Dürer
Allégorie de la Philosophie, 1502, Albrecht Dürer

Cette gravure sur bois de Dürer pour le frontispice des œuvres de Conrad Celtis, témoigne d’un mélange savamment équilibré entre héritage d’un symbole encore gothique et éclosion de l’humanisme nordique. Il faut remarquer la présence magique répétée du nombre quatre : les points cardinaux, les vents, les âges de l’esprit, les saisons, les éléments, les « humeurs » du corps humain. Les quatre médaillons figurent les différents types d’intellectuels dans l’histoire de la civilisation : les « prêtres » chaldéens et égyptiens, les « philosophes » grecs, les « poètes et rhéteurs » latins, les « sages et savants » allemands, dont le représentant est Albert le Grand. Siégeant sur un trône telle une reine, la figure allégorique de la philosophie est représentée comme la puissance qui règle et gouverne tout ce qui se trouve sur la terre, dans le ciel et dans la mer.

La chute d'Icare, vers 1558, Pieter Bruegel
La chute d’Icare, vers 1558, Pieter Bruegel (vers 1525/30-1569)
(Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts)

Ami des érudits et des savants, ouvert aux idées nouvelles, Bruegel a voulu rendre la nature constamment présente dans son œuvre ; elle en devient parfois le thème principal, traité sur le mode héroïque. Sa vision panoramique du monde illustre un aspect essentiel de la pensée humaniste. La chute d’Icare passait, comme celle de Phaéton, pour un exemple illustre du châtiment mérité des orgueilleux et de ceux qui présument de leurs forces. Le contraste avec le paysan et les autres mortels vaquant à leurs humbles occupations est évidemment voulu, et on le retrouve déjà dans un texte de la Nef des Fous de Sébastien Brant. L’œuvre serait une des premières de Bruegel.

L’humanisme répond à un certain orgueil de la civilisation. Les docteurs ont été toujours fiers de leur savoir, et les gens de Cour de leurs manières. Mais l’humanisme donne à la « bonne éducation » un sens large et complet, où le savoir et la conduite se supposent l’une à l’autre. L’humanisme c’est le triomphe des clercs et des pédagogues ; mais c’est précisément parce que l’humanisme débordait les cadres traditionnels que le mouvement fut si largement suivi et finit par réformer le goût, la culture et la pensée de toute l’Europe. Les premiers humanistes durent leur prestige à leur double position de pédagogues et de chanceliers. Professeurs du trivium (grammaire, dialectique, rhétorique qui faisaient partie des Sept Arts Libéraux), ils étaient les premiers maîtres que l’on donnait aux enfants ; secrétaires des grands, ils conduisaient toutes les campagnes de la diplomatie ou de propagande. On vit ainsi l’ancien précepteur de Charles Quint occuper le Saint Siège grâce à l’appui de son disciple. La rhétorique, que les humanistes lièrent à la poésie, elle fut sur cette forme l’essence de leur enseignement, si bien que dans les universités allemandes, les humanistes étaient appelés « poètes ».

Portrait d'un écolier, 1531, Jan van Scorel
Portrait d’un écolier âgé de douze ans, 1531, Jan van Scorel (Rotterdam, Museum Boijmans Van Beuningen)

Une approche nouvelle de la nature

L’intérêt des artistes flamands et allemands continue à se focaliser sur la représentation de l’humain et une longue lignée de portraitistes renoue, sous une forme renouvelée par l’influence de l’humanisme, avec la grande tradition eyckienne. Des genres nouveaux, la nature morte, la scène de genre, apparus au XVe siècle dans le cadre de la peinture religieuse, acquièrent leur autonomie. Enfin, l’apport le plus original sans doute des artistes du Nord au bouleversement des formes et des contenus est cette approche nouvelle, précise, passionnée, de la nature. Là encore, il est d’illustres prédécesseurs, Van Eyck, Witz, Schongauer, mais le développement du paysage comme genre autonome, des représentations d’animaux ou de végétaux, est clairement l’œuvre des artistes allemands et flamands du début du XVIe siècle. Ici comme dans d’autres domaines, c’est un artiste d’une grande cité d’Allemagne du Sud, Nuremberg, qui, dès les dernières années du XVe siècle et jusqu’à nos jours, incarne véritablement l’esprit de la Renaissance dans le Nord, la « modernité » artistique, dont l’Adam et Ève de Dürer est un véritable manifeste, synthèse exemplaire de la volonté italienne d’équilibre, de perfection formelle qui se fait jour dans ces représentations emblématiques de l’humain, et de cette sensibilité profonde à la nature où s’inscrivent les personnages, de cette atmosphère si profondément imprégnée du « réalisme symbolique » des grands Flamands et des préoccupations de l’humanisme nordique.

Adam et Ève, 1504, Albrecht Dürer
Adam et Ève, 1504, gravure sur cuivre, Albrecht Dürer (New York, Metropolitan Museum of Art)

Cette œuvre représente un sommet dans l’effort de l’artiste pour trouver les justes proportions du corps humain. Les études sur lesquelles repose cette gravure remontent à l’année 1500. Elles conduisent à l' »homme parfait » à « la femme parfaite » montrés dans le premier « contrapposto » convaincant de l’art allemand. La somme de travail et d’érudition humaniste que Dürer investit dans cette mise en scène – il étudia notamment les règles de Vitruve (vers 84 – après 27 av. J.C.) – aurait normalement dû produire une illustration pédante de la théorie, mais la construction savante se résorbe ici dans l’atmosphère générale. Pour la première fois dans l’histoire de la gravure éditoriale, des corps clairs sont placés sur un fond sombre, et pour la première fois, un graveur utilise le fond comme espace d’ambiance. Partout règne encore la divine harmonie : juste avant le péché originel, Adam et Ève sont encore les images idéales de la beauté de la Création. L’instant d’après, tout va glisser dans le destin terrestre grevé de péché et soumis à la fugacité. Le fait que le jardin du paradis se mue en une sombre forêt, en un lieu d’inculture, annonce déjà les menaces des forces naturelles. Et les animaux sont sans doute ici une allusion aux futures pulsions qui vivent en l’homme.

Repos pendant la fuite en Égypte, 1515/1524, Joachim Patinir
Repos pendant la fuite en Égypte, 1515/1524, Joachim Patinir
(Berlin, Staatliche Museen)

Des détails pittoresques accentuent les correspondances subtiles qui donnent une unité au beau paysage à l’horizon élevé. Une profonde vision fluviale déroule des prairies très éclairées, noyées dans une atmosphère très délicate, bleutée, qui évoque dans le lointain une cité réelle. Tandis qu’une autre, plus concrète, se situe à gauche du groupe central qui semble retenir comme un fermoir cette vision d’un paysage « cosmique ». Joachim Patinir rappelle Bosch dans sa manière de voir le paysage en vol d’oiseau et dans l’importance qu’il lui donne dans la composition générale de l’œuvre.

Le Jugement de Pâris, 1529, Lucas Cranach
Le Jugement de Pâris, 1529, Lucas Cranach (New York, Metropolitan Museum)

Cranach, très attaché à la Réforme et ami personnel de Martin Luther, peignit de nombreuses peintures religieuses didactiques, mais également il produit son propre idéal de nudité féminine. Bien que ses modèles, à la différence de ceux de Dürer ait emprunté peu aux Italiens, il a favorisé les sujets mythologiques et classiques et a peint l’histoire du jugement de Paris très souvent pendant sa carrière. Ici l’artiste a choisi une version allemande de l’histoire, dans laquelle Mercure présente les trois déesses – Junon, Vénus et Minerve – à Paris dans un rêve. Cranach signale la victoire de Vénus en plaçant son fils Cupidon, dans la partie supérieure gauche du tableau, la visant avec son arc. Le paysage suggestif, avec un bois aux épaisses frondaisons et des rochers à pic dominant un cours d’eau, rappelle de près les décors de prédilection des peintres de l’ »école du Danube »

Les joueurs de cartes, vers 1514, Lucas de Leyde
Les joueurs de cartes, vers 1514, Lucas de Leyde (1489/94 – 1533), (Salisbury, Wilton House, Collection Earl of Pembroke)

Il est possible que ce tableau ne soit pas une simple scène de genre, c’est-à-dire l’image d’un épisode quotidien banal, mais fasse allusion à des significations symboliques ; toutefois, la force expressive de Lucas de Leyde réside justement dans sa capacité de se couler et se fondre dans le contexte narratif et social des scènes. Peintre, graveur, dessinateur à l’activité très variée et abondante, Lucas de Leyde demeure un des grands artistes du XVIe siècle nordique. En 1521, il rencontre à Anvers Dürer qui aura sur lui une grande influence. Il grave sur cuivre une suite de 14 estampes dites de la Petite Passion. À son retour à Leyde, il se consacre davantage à la peinture où il fait preuve d’un esprit réaliste qu’il traduit par des couleurs vives parfois acides.

La Réforme et les arts

En 1517, Martin Luther (1483-1546) affiche ses thèses à Wittenberg. Dix ans plus tard, la chrétienté était coupée en deux, coupure qui devait marquer particulièrement l’Allemagne où s’affrontent princes catholiques et princes luthériens, et opposer, aux Pays-Bas, le Sud catholique au Nord calviniste. La Réforme influe sur le cours des arts à plusieurs niveaux, même si elle n’est qu’un des facteurs, essentiel certes, de la profonde mutation qui s’opère dans l’art du Nord. L’Empire connaît des années troublées, qui culminent dans la guerre des Paysans (1524-1526) et entraînent une baisse soudaine des commandes religieuses (« ici les arts sont comme gelés », écrit Érasme), qui joue sans doute dans le départ d’Holbein à Londres, tandis que les peintres qui adhérent à la réforme luthérienne infléchissent leur iconographie (Cranach décline le thème luthérien du rachat par la foi à travers des tableaux moralisateurs et didactiques), avant que l’iconoclasme, surtout calviniste, ne fasse dans la seconde moitié du siècle ses ravages les plus considérables. En effet, le premier acte de l’iconoclasme protestant eut lieu fin 1521 à Wittemberg, capitale de l’électeur de Saxe Frédéric le Sage, protecteur de Luther. En l’absence de celui-ci et à l’instigation d’un de ses collèges, Karlstadt, auteur du premier écrit réformé contre les images, la foule envahit les églises et détruisit ou mutila statues et peintures. L’iconoclasme se répandit comme une traîné de poudre en Suisse et en Allemagne, puis dans l’aire influencée par le calvinisme, en Angleterre, en France, et aux Pays-Bas, au cours de l’été 1566. La Réforme protestante s’était attaché à dénoncer l' »erreur téméraire » des idolâtres, la « sotte impudence » de ceux qui « élèvent à Dieu des idoles ». Face aux flambés iconoclastes ou à une sensibilité iconophobe, la Réforme catholique se présentera comme un renouvellement radical des fonctions apologétiques de l’art.

Jean Frédéric de Saxe et les réformateurs, 1543, Lucas Cranach
Jean Frédéric de Saxe et les réformateurs, 1543, Lucas Cranach, (Toledo, Ohio, the Art Museum)

Jean Frédéric est le fils de Frédéric le Sage. Sa corpulence – partiellement masquée par un élégant habit noir – semble protéger Luther et Melanchthon, ce dernier, professeur de grec à l’université de Wittenberg, est devenu l’un des principaux disciples de Luther. Cranach à la demande de Frédéric s’est installé à Wittenberg en 1505. C’est là qu’il s’est lié d’amitié avec Luther, dont il fera de nombreux portraits.

La loi et la Grâce, 1529, Lucas Cranach l'Ancien
La loi et la Grâce, 1529, Lucas Cranach l’Ancien, (Gotha, Schlossmuseum)

À des rares exceptions près, l’art issu directement de la Réforme est d’obédience luthérienne. Il s’agit d’un art didactique, dans la ligne directe de la « Biblia pauperum » médiévale. Plusieurs thèmes vont se développer : cycles bibliques peints sur les murs ou les tribunes des églises ou Bibles illustrées, exaltation des héros de la cause protestante, et surtout Luther, promotion de l’éthique du travail et de la famille. Mais le thème théologique le plus courant principalement popularise par l’atelier de Cranach, est celui de l’antithèse entre l’Ancien Testament, règne de la Loi, symbolisé par Moïse et qui conduit l’Homme à la mort, et le Nouveau Testament, règne de la Grâce où le Christ triomphe de la Mort et du Diable. D’une façon générale, ces thèmes antithétiques, dont le modèle implicite est le Jugement dernier, eurent une longue survie dans le protestantisme.

Crucifixion avec centurion, 1536, Lucas Cranach l'Ancien
La Crucifixion avec la conversion du centurion, 1536, Lucas Cranach l’Ancien, (Washington, National Gallery of Art).

Les phrases qui sortent de la bouche de Jésus-Christ et du centurion sont en allemand et non pas dans le latin canonique. La traduction des Saintes Écritures et l’utilisation de la langue vernaculaire constituent l’une des contributions majeures de Martin Luther à la Réforme. Comme le montre l’activité intense de Lucas Cranach l’Ancien, dans ses premières décennies, la Réforme est bien loin d’être hostile aux images, dont elle fait tout au contraire un support fondamental pour ses idées. La scène de la crucifixion est vide et dépouillée, dépourvue des nombreux personnages (la Vierge Marie, les Saintes Femmes, saint Jean l’Evangéliste…) qui sont habituellement représentés dans la tradition iconographique catholique. Le centurion romain, qui est revêtu d’une cuirasse manifestement contemporaine et a tout l’aspect d’un gentilhomme allemand, reconnaît dans le supplicié « le vrai Dieu ».