Paul Cézanne

L’art, une harmonie parallèle à la nature

Paul Cézanne (Aix-en-Provence 1839-1906) fils d’un banquier, il fit son premier voyage à Paris en 1861. Au Louvre, il étudia surtout Velázquez et le Caravage, les peintres vénitiens et hollandais. Travaillant dans la banque paternelle jusqu’en novembre 1862, il vit cette année à Paris le Salon des Refusés, découvrit la peinture de Delacroix et Courbet, et rencontra Pissarro qui influença considérablement ses orientations artistiques.

D’Aix, il commença à envoyer aux salons (1864) des tableaux qui furent toujours refusés. Manifestant un violent désaccord avec la culture artistique officielle et ses structures, il fréquenta les futurs peintres impressionnistes, en particulier Pissarro. Renforçant toujours ses liens d’amitié avec ce dernier, il s’installa après la guerre de 1870 à Pontoise, puis à Auvers-sur-Oise où résidait le docteur Gachet, ami des peintres nouveaux. En 1874, cédant aux pressions de Pissarro, il participa à la première exposition des impressionnistes. Il se retira à l’Estaque en 1878.

L'enfant au gilet rouge, 1888-1890, Paul Cézanne
L’enfant au gilet rouge, 1888-1890, Paul Cézanne (Zurich, Fondation Bülrle)

Après la mort de son père, le 23 d’octobre 1886, Cézanne et ses de sœurs, Marie et Rose, héritent de plus de deux millions de francs. Le peintre peut enfin se permettre de payer des modèles professionnels qui posent pour lui, comme par exemple Michelangelo da Rosa, un jeune italien représenté sur quatre tableaux à l’huile et sur deux aquarelles, toujours avec le même vêtement, mais de points de vue différents. Dans l’Enfant au gilet rouge son attitude semble songeuse et mélancolique, comme le montre l’abandon de son bras droit, qui paraît cependant très long par rapport au corps.

Jeune fille au piano, 1869, Paul Cézanne
Jeune fille au piano (L’ouverture de Tannhäuser), vers 1869, Paul Cézanne
(Saint-Pétersbourg, Musée de l’Ermitage)

La jeune fille au piano est certainement la jeune sœur de Cézanne. La femme qui coud dans le fond pourrait être sa mère. Les deux femmes encouragent la passion du jeune Paul pour la peinture et intercèdent pour lui auprès de son père, qui voudrait l’orienter vers une profession plus rentable et plus digne à ses yeux.

La lecture de Paul Alexis chez Zola, 1869-70, Paul Cézanne
La lecture de Paul Alexis chez Zola, 1869-70, Paul Cézanne (Collection privée)

La technique robuste de Courbet et de Manet, l’art emporté et unitaire Delacroix eurent une grande importance pour Cézanne de même que l’œuvre d’Honoré Daumier. Ces influences, évidentes dans ses premier tableaux, se reflètent dans l’impétuosité avec laquelle la matière picturale est traitée (série des Portraits de l’oncle Dominique) dans les tons sombres, dans les lourds mélanges boueux, fait apparaître un intérêt très appuyé pour les caravagesques. Stimulé par les recherches de Pissarro sur le chromatisme et la construction, Cézanne commença à représenter la réalité de manière plus synthétique excluant tout pathétisme : La Maison du pendu est l’un des premier chefs-d’œuvre de cette période. Mais dans ce tableau, comme dans d’autres œuvres contemporaines La Maison du docteur Gachet à Auvers de 1873, caractérisées par un éclaircissement des couleurs et par une composition sévèrement équilibrée, toute la distance que Cézanne prend vis-à-vis de l’impressionnisme apparaît : les passages des couleurs lui servent  à exalter la forma dans ce qu’elle a de volumétrique, et non à la décomposer dans la vibration superficielle de la lumière.

Le père de l’artiste lissant le journal L’Evénement, 1866, Paul Cézanne
Le père de l’artiste lissant le journal L’Evénement, 1866,
Paul Cézanne (Washington, National Gallery)
Paysage, 1870-71, Paul Cézanne
Paysage, 1870-71, Paul Cézanne
(Francfort, Städelsches Kunstinstitut und Städtische Galerie)
La mer à l’Estaque, 1878-1879 ; La Maison du docteur Gachet à Auvers, Paul Cézanne
La mer à l’Estaque, 1878-1879, Paul Cézanne (Paris, Musée Picasso) ; La Maison du docteur Gachet à Auvers, vers 1873, Paul Cézanne (Paris, musée d’Orsay)

Des galeristes comme Durand-Ruel eurent une importance fondamentale dans la diffusion de l’art des artistes inconnus par le public. Dans les années 1890, un autre galeriste s’efforce avec Durand-Ruel de faire connaître et de valoriser les œuvres des impressionnistes : Ambroise Vollard, marchand d’art, éditeur et collectionneur. Sur le conseil de Maurice Denis, il s’intéresse personnellement aux travaux de Cézanne, qui vit à l’écart depuis quelques années, quasiment ignoré. En 1895, il organise sa première exposition personnelle qui remporte un vif succès et attire sur l’artiste l’attention des critiques. À partir du Salon des Indépendants de 1899, l’intérêt pour Cézanne alla grandissant : en 1904, le Salon d’Automne lui réserva une salle et, en 1907, une grande rétrospective posthume lui fut consacrée, qui détermina certaines des orientations fondamentales de l’art moderne. À la mort de Cézanne, Picasso avait déjà commencé à peindre Les Demoiselles d’Avignon et, en 1907, Georges Braque se rendit à l’Estaque pour peindre quelques paysages qui préparaient le cubisme.

Portrait d’Ambroise Vollard, 1899, Paul Cézanne
Portrait d’Ambroise Vollard, 1899, Paul Cézanne (Paris, musée du Petit Palais)

Ce portrait a été réalisé à l’automne 1899, dans l’atelier de Cézanne. Maurice Denis, dans son journal, se souvient que le peintre imposait au galeriste de longues et nombreuses séances de pose, pendant lesquelles il ne cessait de se plaindre, car le modèle ne restait jamais immobile plus de quelques minutes et lui faisait perdre la concentration nécessaire.

Cézanne affirmait vouloir « solidifier » l’impressionnisme. La recherche de rythme, le respect de la structure devinrent plus rigoureux dans la période d’Aix (1883-87) : pendant ses années Cézanne visa avec ténacité la réalisation d’un équilibre, reprenant les mêmes thèmes : Vues de l’Estaque (Chicago, Art Institute) ; Paris, musée d’Orsay), le Château noir (Washington, National Gallery), et surtout La Montagne Sainte-Victoire. Paysages et natures mortes expriment une permanence, le caractère durable des éléments de la nature, et ses portraits sont toujours fermement insérés dans une trame géométrique (Madame Cézanne dans la serre, vers 1890, Joueurs de cartes de 1890-92 (Paris, musée d’Orsay). Dans la dernière période de son activité, il réalisa de nombreuses compositions de Baigneuses, auxquelles Cézanne donna désormais des dimensions monumentales, atteignant un nouveau classicisme.

Avec une pomme, je veux étonner Paris !

Les pommes, que l’on retrouve dans presque toutes ses natures mortes sont le fruit préféré de Cézanne. Un jour, dit-il à son ami Gustave Geffroy, qu’il serait capable « d’étonner Paris avec une pomme ». Pendant toute sa carrière, des années 1870 au début du XXe siècle, Cézanne peint des natures mortes. En quelques années, il a acquis une bonne maîtrise technique et assez de sureté dans le dosage des lumières et des couleurs. Le choix de représenter des objets simples et d’utiliser un fond sombre le rapproche de la peinture espagnole, qui jouit alors d’une réelle considération. La lumière éclaire les objets de face et les fait ressortir nettement sur le fond, donnant à la scène une profondeur rare et une force expressive peu commune. On observe une première évolution dans les natures mortes des années 1870 (Pommes, bouteille et soupière de 1877), où le désir de transformer en poésie les objets les plus simples de la vie quotidienne est évident. Entre 1879 et 1882, Cézanne peint plus de cinquante natures mortes dans lesquelles il recherche et expérimente les simplifications des formes, s’approchant de la pureté géométrique absolue, qui ne sera atteinte que quelques années plus tard par le peinture abstraite. Pour parvenir à ce résultat ce n’est pas au dessin qu’il confie la tâche de représenter la profondeur spatiale, mais aux couleurs. Dans ses dernières œuvres, Cézanne pousse à l’extrême ce processus de simplification de la réalité, ce qui lui voudra d’être considéré comme l’initiateur de l’art moderne et le maître inspirateur de nombreux mouvements du XXe siècle.

La table de cuisine, entre 1888 et 1890, Paul Cézanne
La table de cuisine, entre 1888 et 1890, Paul Cézanne (Paris, musée d’Orsay)

Les recherches de Cézanne sur la possibilité de créer un nouvel espace pictural, différent de l’espace réel, constitueront le point de départ des représentations des peintres cubistes. Dans une lettre à Émile Bernard, en 1904, il lui parle de ses natures mortes et lui confie, qu’à son avis, « il faut traiter la nature par le cylindre, la sphère et le cône », une affirmation qui sera prise à la lettre, quelques années plus tard, par Braque, Picasso et les autres représentants du cubisme.

Nature morte au cupidon de plâtre, 1895, Paul Cézanne
Nature morte au cupidon de plâtre, 1895,
Paul Cézanne (Londres, Courtauld Institute)

Les joueurs de cartes

Entre 1890 et 1892, Cézanne aborde le thème des joueurs de cartes et lui consacre une dizaine d’études préparatoires et cinq huiles. Il s’inspire des toiles des peintres flamands du XVIIe et XVIIIe siècles qui représentent des intérieurs d’auberges, qui sont elles-mêmes inspirées des toiles de Caravage. Mais Cézanne en propose une lecture nouvelle et moderne. L’artiste fait avec ces œuvres une recherche intense et fructueuse sur la figure humaine, qui l’amène à une construction spatiale plus incisive et fonctionnelle. Sur le tableau du musée d’Orsay, on remarque les complexes équilibres de lignes et de volumes entre les deux personnages. Les couleurs des vêtements et les reflets rouge orangé sur les mains et les visages sont conçus pour créer des rapports spatiaux bien précis, soigneusement évalués et déterminés. Le regard du spectateur est attiré par les bras et les mains qui tiennent les cartes et constitue l’élément d’union et aussi de séparation entre les deux personnages. En peignant les deux hommes Cézanne tient compte de la force constructive de leurs formes, des différences entre leur corpulence et d’autres détails petits mais significatifs, comme la forme différente de leurs chapeaux ou les couleurs de leurs vêtements. Cézanne s’identifie probablement à ces personnages qui pensent sans hâte, cherchant des solutions nouvelles pour des problèmes qui ne changent pas.

Les joueurs de cartes, 1890-1892, Paul Cézanne
Les joueurs de cartes, vers 1890-1892, Paul Cézanne
(New York, Metropolitan Museum of Art)
Le fumeur, vers 1893, Paul Cézanne
Le fumeur, vers 1893, Paul Cézanne
(Saint-Petersbourg, Musée Hermitage)

La Montagne Sainte-Victoire

À partir de 1880, Cézanne choisit ses sujets avec soin, se concentrant sur des thèmes explorés à plusieurs reprises, comme avait fait Turner avec le Mont Rigi ou Monet avec ses expériences portant sur la façade de la cathédrale de Rouen, sur les rochers normands ou sur le meules. La silhouette lourde et trapue de la montagne, visible depuis les fenêtres de l’atelier de Cézanne, exerce une présence pressante sur l’activité du peintre, qui ne se lasse pas de la représenter toujours d’une façon différente. Cézanne démontre ainsi sa capacité à se concentrer sur un thème traité de manière analytique, en recherchant toujours plus d’efficacité. Avec la série de peintures de la Montagne Sainte-Victoire, on assiste à l’abandon progressif de l’impressionnisme et de la représentation fidèle de la réalité en faveur d’une désagrégation calculée, allant jusqu’à la réduction du paysage à un simple prétexte pour des exercices de composition. Il s’en dégage une impression d’inquiétude, d’insatisfaction, une recherche qui effrite les certitudes lumineuses proposées par les impressionnistes. Les premières versions de la Montagne Sainte-Victoire, qui remontent aux environs de 1885, permettent de comprendre le sens du programme que Cézanne s’était fixé : « faire du Poussin d’après nature ». La référence à la grande peinture du XVIIe siècle s’exprime par le point de vue éloigné, qui déroule un panorama envahi de lumière et constitué d’une alternance de bâtiments et de taches d’arbres. La lumière et les couleurs rappellent l’impressionnisme.

La montagne Sainte-Victoire, 1890-94, Paul Cézanne
La montagne Sainte-Victoire, 1890-94, Paul Cézanne
(Edimbourg, National Gallery of Scotland)

Dans ses dernières variations sur le thème du paysage de la montagne Cézanne choisit une gamme de couleurs plutôt sombres par rapport à ses autres œuvres. La compacité géologique de la montagne et du paysage qui la précède est décomposée en des taches de couleur, larges et régulières, qui laissent même apparaître par endroits la toile brute, sans peinture.

Les Grandes Baigneuses

C’est seulement à partir de 1900, et dans ses dernières œuvres, que le peintre se livre à une décomposition systématique des formes, qui annonce la révolution de l’abstraction. Une longue et minutieuse préparation conduit Cézanne à réaliser son chef-d’œuvre absolu, son testament spirituel, où la couleur devient une pulsation rythmique d’émotions. Dans Les grandes baigneuses dominent les verts et les bleus, qui expriment pour l’artiste le rapport d’une intime communion et d’une harmonie supérieure entre l’homme et la nature. Attire l’attention de l’observateur la simplification formelle opérée par l’artiste. Sa palette de couleurs reste essentiellement la même. Il esquisse les figures dans un dessin rapide, qui leur donne agilité et élégance et les situe à la limite de l’abstraction. Ce procédé sera assimilé et adopté plus tard dans de nombreuses œuvres d’Henri Matisse et de divers artistes du XXe siècle.

Les grandes baigneuses, 1906, Paul Cézanne
Les grandes baigneuses, 1906, Paul Cézanne
(Philadelphie, Philadelphia Museum of Art)

Les monumentales figures féminines nues dans les reflets de lumière filtrés par le feuillage du bois et réfléchis par les eaux d’un étang sont inspirées d’une longue série de précédents qui part des scènes mythologiques de la Renaissance avec le Bain de Diane pour aboutir au XIXe siècle français, en passant par Ingres et Manet. Clef de voute de l’art moderne, Cézanne anticipe explicitement la simplification des volumes du cubisme mais aussi l’insistance sur les contours du dessin expressionniste.

Le pont, 1895, Paul Cézanne
Le pont, 1895, Paul Cézanne (New York, Metropolitan Museum)