Du maniérisme au naturalisme

Le maniérisme tardif en France

En France, les peintres du premier quart du XVIIe siècle furent des maniéristes tardifs ; pratiquant des variantes de ce qui était devenu, à cette date, un style ou plutôt un mélange de styles international et éclectique. Des éléments du maniérisme italien originel (dans les versions de Pontormo, de Bronzino, du Parmesan, etc.) s’étaient mêlés à des influences des Pays-Bas et de l’école de Prague, mais aussi de l’école de Fontainebleau dirigée au XVIe siècle par les Italiens Rosso Fiorentino, le Primatice et Niccolò dell’Abate. Ce furent ces courants, alliés à des tendances italiennes plus récentes, qui formèrent le style de la seconde école de Fontainebleau – nom collectif du groupe d’artistes qui travaillèrent pour Henri IV autour de 1600. Tous ces peintres persistaient dans une pratique rendue caduque par l’anti-maniérisme du Caravage et par la réforme de la peinture entreprise par les Carrache qui, en renouvelant la tradition des grands maîtres de la Renaissance, avaient posé les fondements de toute la peinture d’histoire du XVIIe siècle.

Combat de Tancrède et de Clorinde, vers 1601, Ambroise Dubois
Combat de Tancrède et de Clorinde, vers 1601, Ambroise Dubois
(Fontainebleau, Musée du Château)

Le maniérisme était un style mal adapté aux caractéristiques de la peinture d’histoire dans la mesure où il refusait de subordonner les parties au tout, et les effets particuliers à la signification générale. Alors que Toussaint Dubreuil semble s’attacher aux éléments de réalisme ou d’harmonie classicisante qu’il à réussi à glaner dans les œuvres de ses prédécesseurs, Ambroise Dubois résume les affectations du maniérisme tardif dans une toile comme Le Baptême de Clorinde, tandis que Martin Fréminet associe, dans la chapelle de Fontainebleau, une imitation maladroite des figures de Michel-Ange à un excès de raccourcis et de contrapposto comme dans La Chute des anges rebelles.

Cybèle éveillant le Sommeil, avant 1602, Toussaint Dubreuil
Cybèle éveillant le Sommeil, avant 1602, Toussaint Dubreuil (Fontainebleau, Musée national du château)

Réalisée pour le château Neuf de Saint-Germain-en-Laye, cette toile représente un épisode de La Franciade de Pierre de Ronsard (1572). Le poète imagine que la France, comme la Rome de Virgile, fut fondée par des exilés troyens – on voit ici le fils d’Hector, Francus Astyanax, rebaptisé Francus. Dubreuil montre Cybèle, déesse favorable aux Troyens, rendant visite au Sommeil pour lui demander d’envoyer des rêves aux différents personnages.

En 1616, quand Poussin arriva à Paris, la plupart des peintres de la seconde école de Fontainebleau étaient déjà morts, et l’atelier le plus important de la capitale était alors celui d’un maniériste lorrain, Georges Lallemand (v.1575-1636). Au sommet de sa carrière, il peignit L’Adoration des Mages (v. 1630) où il recherche des effets de pittoresque dans le décor et les costumes et fait étalage d’une certaine virtuosité technique. De toute évidence, il savait plaire à une clientèle aristocratique qui ne prenait pas la peinture au sérieux mais adorait les romans exotiques et les mascarades.

L’Adoration des Mages, vers 1630, Georges Lallemand
L’Adoration des Mages, vers 1630, Georges Lallemand (Lille, Musée des Beaux-Arts)

L’art de Quentin Varin  évolue sensiblement d’un maniérisme venu de Fontainebleau et de la peinture flamande vers un style d’une ampleur et d’une monumentalité tout à fait personnelle qui fait de lui l’un des meilleurs peintres de Paris à cette époque. Son œuvre maîtresse est représentée par les Noces de Cana, remarquable par sa composition alliant élégance des figures et grandeur d’une perspective architecturale qui fait songer à Venise et marque la fin du maniérisme.

Les Noces de Cana, vers 1620, Quentin Varin
Les Noces de Cana, vers 1620, Quentin Varin
(Rennes, musée des Beaux-Arts)

Cette immense toile, qui représente le premier miracle de Jésus rapporté dans l’Évangile selon saint Jean, fut commandée pour le maître-autel de l’église de Saint-Gervais (qui fut démoli pendant la Révolution). La maîtrise de la composition et la mise en scène complexe témoignent de l’évolution sensible du style de Varin.

Valentin de Boulogne et l’expression des émotions

Le cas de Valentin de Boulogne (1591-1632) montre qu’il était encore possible pour artiste caravagesque de faire carrière à Rome, au moins jusqu’à la mort prématurée du maître. Fut l’élève de Simon Vouet et de Bartolomeo Manfredi.Très apprécié par ses commanditaires romains, et bien qu’adepte tardif de la mode caravagesque, vers le milieu des années 1620, il se fit remarquer par le cardinal Barberini, neveu du pape Urbain VIII, et surtout pour le secrétaire du cardinal, le célèbre amateur d’art Cassiano dal Pozzo, protecteur aussi de Nicolas Poussin, et les deux peintres se retrouvèrent bientôt, en quelque sorte, en concurrence. Valentin est parfois considéré comme plus italien que français, jugement sans doute erronée au vu à la fois de l’importance du naturalisme dans la peinture française et de sa sensibilité personnelle, comme le démontre la peinture de Georges de La Tour, le plus grand des artistes qu’importèrent le naturalisme en France.

Allégorie de Rome, 1628, Valentin de Boulogne
Allégorie de Rome, 1628, Valentin de Boulogne
(Rome, Institutum Romanum Finlandiæ)

Dans cette allégorie de la ville éternelle commandée par le cardinal Barberini, Valentin souligne avec une certaine ironie le naturalisme frappant de ses dieux-fleuves en rappelant, les statues romaine colossales du Tibre et du Nil que Michel-Ange avait installées sur la place du Capitole.

Mais ce qui distingue l’œuvre de Valentin de celle des artistes caravagesques mineurs tels que Manfredi, est son attachement à l’expression des émotions. Chez la plupart des peintres de genre, l’expression est incohérente et anecdotique : des réactions superficielles aux événements représentés. Dans la peinture d’histoire au contraire, l’expression tient compte du sens d’un événement, et c’est pourquoi elle occupe une place centrale dans la théorie artistique de l’époque. Si le point de départ obligé de la peinture est l’invention, l’expression est la transformation de cette invention en formes intelligibles au spectateur.

David et Goliath, vers 1616-18, Valentin de Boulogne
David et Goliath, vers 1616-18, Valentin de Boulogne
(Madrid, Musée Thyssen-Bornemisza)

L’importance que Valentin accorde à l’expression est ainsi le signe d’une ambition plus grande, et c’est sans doute ce qui explique l’intérêt qu’un amateur aussi éclairé que Cassiano dal Pozzo porte à son œuvre. Il est également caractéristique des peintres français de cette époque de tenter de faire passer, à travers la peinture de genre, des aspirations plus élevées. Dans Les Quatre Âges de l’homme (v.1626), Valentin nous offre tout ce que l’on attend de la peinture de genre : observation précise des modèles, abondance de détails anecdotiques et virtuosité dans la représentation des étoffes, des armures et autres objets. Mais il y ajoute un sens allégorique, qui trouve toute sa force dans la gravité et la mélancolie exprimées de différentes façons par chacune des figures. Dans le Jugement de Salomon (1628-1630), Valentin adapte ses figures de genre à un véritable sujet d’histoire, où la priorité accordée à l’expression devient encore plus explicite.

Le Jugement de Salomon, 1628-1630, Valentin de Boulogne
Le Jugement de Salomon, 1628-1630, Valentin de Boulogne (Paris, musée du Louvre)

Salomon doit prononcer un jugement entre deux femmes : l’enfant de l’une est mort, et toutes deux revendiquent le survivant. Il ordonne que l’enfant soit partagé entre les deux femmes : alors que le soldat est sur le point de exécuter cet ordre, l’une des femmes s’accroche à l’enfant, tandis que l’autre préfère l’abandonner plutôt que le voir mourir.

Les quatre âges de l’homme, 1626, Valentin de Boulogne
Les quatre âges de l’homme, 1626, Valentin de Boulogne (Londres, National Gallery)

Valentin évoque ici la nature transitoire de la vie humaine, non seulement en opposant de manière marquée l’enfant, qui vient de laisser s’envoler l’oiseau de la vie au vieillard qui cherche une consolation dans le vin et les richesses, mais aussi en soulignant le mouvement qui mène d’un âge de la vie au suivant.

Les quatre âges de l’homme, 1626, Valentin de Boulogne, détail

Ainsi, le jeune homme se retourne comme s’il était soudain tiré d’une rêverie amoureuse, tandis que le soldat victorieux s’endort sur son livre. Il se pourrait que le jeune homme soit un autoportrait.

Les tableaux à sujet profane de Valentin de Boulogne représentent des gens du peuple dans un style réaliste et vif : buveurs, joueurs, soldats ou gitans sont pris pour thème de ses toiles aux couleurs blafardes.

Soldats jouant aux cartes et aux des, vers 1620-1622, Valentin de Boulogne
Soldats jouant aux cartes et aux des, détail, vers 1620-1622, Valentin de Boulogne
(Washington, National Gallery)

Bambochade

Ce qu’on appelait déjà au XVIIe siècle le « naturalisme » resta le fondement des différentes catégories de scènes de genre qui fleurirent après la mort du Caravage, des scènes de taverne de son disciple Bartolomeo Manfredi aux petites toiles pittoresques représentant des bohémiens et de paysans peintes, à partir de 1630 environ, par le Hollandais Pieter van Laer connu sous le nom de Bamboccio (littéralement, un pantin) à cause de son physique difforme ; les peintures de Van Laer et de ses imitateurs furent appelées bambochades. À travers les quelques œuvres d’attribution certaine (par exemple Les Flagellants) et les gravures qu’on en fit, créa un genre nouveau, repris ensuite par un groupe de peintres hollandais, flamands et français qui travaillèrent à Rome au milieu du XVIIe siècle et qu’on appela bamboccianti. Ces artistes donnèrent naissance à un filon de la peinture du XVIIe siècle qui développa en méditant les idées du Caravage (la liberté de composition, l’enseignement de l’usage des ombres et des lumières), un réalisme antirhétorique, d’une veine essentiellement narrative, avec des descriptions détaillées de la vie populaire et quotidienne (scènes de taverne, vendeurs ambulants, acteurs, fêtes et processions). En opposition à la culture figurative du baroque romain et méprisés par la critique officielle, les bamboccianti jouissaient d’un grand succès parmi les amateurs. Parmi les disciples les plus connus de Van Laer, il faut citer l’Italien Cerquozzi, le Français Sébastien Bourdon, le Néerlandais Miel.

Paysage avec des joueurs de Morra, vers 1630, Pieter van Laer
Paysage avec des joueurs de Morra, c. 1630, Pieter van Laer (Budapest, Musée des beaux-arts)

Les peintres de genre représentent souvent un jeu. En Italie, le jeu social le plus simple était le « morra », un jeu populaire dans lequel aucun objet n’est pas nécessaire parce que les doigts de la main suffisent. Ces images de genre, souvent de petite taille, étaient très prisées par les collectionneurs aristocratiques, car ils les considéraient drôles.

Les mendiants, 1635-40, Sébastien Bourdon
Les mendiants, 1635-40, Sébastien Bourdon (Paris, musée du Louvre)

Cette toile est un bel exemple des bambochades de Bourdon, l’un des styles que le jeune peintre rapporta de Rome : des scènes triviales peuplées de personnages plus ou moins douteux, mais exécutées avec brio.

Scène de la Commedia dell’Arte, vers 1640, Michelangelo Cerquozzi
Scène de la Commedia dell’Arte, vers 1640, Michelangelo Cerquozzi (Rome, Palazzo Braschi)

Les frères Le Nain

A la différence de Vouet, les frères Le Nain n’avaient pas séjourné en Italie et n’avaient donc pas été initiés à la grande tradition de la Renaissance restaurée par les Carrache. Incapables d’imiter ou de rivaliser directement avec le style de Vouet, ils suivirent les peintres de bambochades dont le style pouvait s’apprendre simplement par une observation minutieuse de la vie de tous les jours. Mais leurs toiles sont bien plus complexes et ambitieuses que cela – en premier lieu, elles évitent la trivialité fréquemment observée dans la peinture de genre, surtout chez certains peintres hollandais et flamands. Les paysans des Le Nain ne sont jamais grossiers, répugnants ou ridicules. Ils sont au contraire traités avec dignité et sympathie, bien que sans aucune sensiblerie. Le chef-d’œuvre des Le Nain est La Famille de paysans, aujourd’hui au Louvre, qui date probablement de la fin des années 1640. Ce tableau constitue l’apogée de leur effort pour élever la peinture de genre au rang plus noble de l’histoire. Tout concourt ici à souligner la dignité et la simplicité de cette famille.

Repas de paysans, 1642, Frères Le Nain
Repas de paysans, 1642, Frères Le Nain (Paris, musée du Louvre)
Intérieur paysan, 1642, Frères Le Nain
Intérieur paysan, 1642, Frères Le Nain (Washington, National Gallery)

Dans les tableaux d’intérieurs paysans par les frères Le Nain, il y a autant de diversité que dans les scènes extérieures, et des tentatives ont été faites pour les grouper autour de chacun des frères. L’Intérieur paysan de Washington est signé « Lenain fecit » et daté de 1642.

Intérieur paysan, 1642, Frères Le Nain, détail

Le cadre évoque plutôt le calme et l’intimité. Les expressions sont vives et alertes et, comme souvent chez les Nain, les figures regardent dans des directions différentes, comme si elles étaient prises par surprise.

Comme d’autres naturalistes français, les frères Le Nain tombèrent dans un oubli presque total à la fin du XVIIe siècle, dont ils ne sortirent qu’au XXe siècle. Nous en savons très peu sur leur vie et leur carrière individuelle, et il est impossible de dire avec certitude lequel est l’auteur de chaque toile, dans une œuvre par ailleurs assez abondante et très variée. La difficulté est accentuée par la fait qu’une grande partie de leur œuvre fut détruite au cours de la Révolution française. Malgré leur affiliation à la guilde, les trois frères rejoignirent la nouvelle Académie royale crée en 1648 où ils furent admis « comme peintres de bambochades ». Toutes les œuvres signées le sont uniquement de leur nom de famille, et toutes les toiles datées proviennent des années 1642-1647, c’est-à-dire de l’époque où les trois frères étaient encore vivants.

La Forge, v. 1644-1646, Frères Le Nain
La Forge, v. 1644-1646, Frères Le Nain (Paris, musée du Louvre)

Cette toile importante fut sauvée de la destruction pendant la Révolution : confisquée au comte d’Angivilliers, elle entra dans ce qui allait devenir le musée du Louvre, où elle permit de préserver de l’oubli, au cours du XXe siècle, le nom des Le Nain. Les yeux vifs mais fatigués du jeune homme, l’attitude patiente de la femme, le regard lointain et rêveur du vieillard constituent un témoignage sur la vie, le travail et le passage des générations.

Les spécialistes ont plusieurs fois tenté de départager la production des Le Nain, certains, par exemple, attribuant les scènes familiales à Antoine, les tableaux importants où figurent des paysans à Louis, et les scènes de genre à Mathieu. Aussi, on a avancé la thèse selon laquelle les frères auraient produit différentes sortes de tableaux, sous une signature commune, pour des clientèles différentes. Quelle que soit la vérité de ces attributions, il semble que les frères aient commencé par peindre des sujets religieux et mythologiques, comme Bacchus et Ariane, qui s’inscrit encore visiblement dans la tradition de la peinture mythologique de Fontainebleau, avant d’évoluer vers un langage naturaliste.

Bacchus et Ariane, 1643, Frères Le Nain
Bacchus et Ariane, 1643, Frères Le Nain (Orléans, Musée des Beaux-Arts)

Les artistes évoqués réagirent contre le maniérisme dominant du début du siècle en se tournant vers le courant naturaliste, puis s’efforcèrent d’élever la peinture de genre au rang de la peinture d’histoire. L’autre artiste français à avoir transformé le langage du naturalisme pour lui donner une grandeur sans précédent fut Georges de La Tour. Mais celui qui a le plus profondément maîtrisé la tradition de la peinture d’histoire, fut Nicolas Poussin.


Bibliographie

Chastel, André. L’art français III : Ancien régime. Flammarion. Paris, 1994
Thuillier, Jacques. Du manièrisme romain à l’atticisme parisien. Revue du Louvre. Paris, 1980
Allen, Christopher. Le Grand Siècle de la peinture française. Thames & Hudson, 2004
Thuillier, Jacques. La peinture française au XVIIe siècle. Skira. Genève, 1992
Mérot, Alain. La peinture française au XVIIe siècle. Gallimard. Paris, 1994