Richter : L’art au-delà des idéologies.
L’artiste allemand Gerhard Richter (Dresde 1932) membre d’un groupe d’artistes important (dont faisait également partie Georg Baselitz) émigra de l’ex-RDA vers l’Allemagne de l’Ouest ; il reçut sa formation artistique dans le contexte du réalisme socialiste, et ne connaissant de l’art moderne que Picasso, Rivera et Guttuso avant de découvrir, en 1959, l’œuvre de Pollock et de l’Italien Lucio Fontana à la Documenta 2 de Kassel, en Allemagne. Au début des années 60, il reprit ses études à Düsseldorf, sous la direction de Joseph Beuys, et se présenta d’abord comme artiste pop allemand.

Comme pour contredire ostensiblement ses antécédents artistiques, Gerhard Richter et son condisciple Konrad Lueg intitulèrent l’exposition/happening qu’ils organisèrent en 1963 dans un magasin de meubles « Manifestation pour un réalisme capitaliste ». Ce titre était à l’évidence ironique, car Richter, n’était partisan d’aucun système ; la notion de « réalisme capitaliste » faisait référence au Pop Art, et ce fut d’ailleurs dans des reproductions de tableaux de Warhol et de Lichtenstein que Richter trouva ses premiers modèles.

Travaillant parallèlement à une succession rapide de mouvements artistiques de la fin du XXe siècle, tels que l’expressionnisme abstrait, le pop art américain/britannique, le minimalisme et le conceptualisme, sans jamais les adopter pleinement, Richter a absorbé bon nombre de leurs idées tout en restant sceptique à l’égard de tous les grands crédos artistiques et philosophiques.
Richter : entre peinture et photographie
L’œuvre peint de Gerhard Richter se divise entre deux grandes tendances : l’abstraction d’une part, la peinture fondée sur la photographie d’autre part. Richter commença vers 1961 à utiliser des photographies, projetant et traçant des images directement sur la toile. Richter estimait qu’en tant qu’artiste, il « ne peignait pas une personne en particulier, mais une image qui n’avait rien de commun avec le modèle ». Ainsi, bien qu’il peigne des individus ou des paysages à partir de photographies, les répliques de Richter sont souvent floues et ne permettent pas d’identifier clairement le sujet, ce qui oblige le spectateur à se concentrer sur les éléments fondamentaux du tableau lui-même, tels que la composition, la palette de couleurs, etc., plutôt que de s’identifier ou de se laisser distraire par le contenu implicite de l’image ou son élément émotionnel « humain ».


Dans Betty (1977) Richter interprète une photographie en couleurs de sa fille, traitant une image manifestement séduisante avec l’austérité formelle et la technique exigeante qui lui sont coutumières. Ses tableaux des années 80, inspirés de photographies en couleurs, revisitent de genres antérieurs : ici, le portrait, dans d’autres cas le paysage, ou bien encore la nature morte et la vanité.

Gerhard Richter a toujours été fasciné par le pouvoir des images et par la relation longue et difficile entre la peinture et la photographie : si ces deux médias prétendent refléter ou exprimer la réalité de manière fidèle, ils ne suggèrent en fin de compte qu’une vision partielle ou incomplète d’un sujet. Dans le tableau Annunciation after Titian qui fait partie des 48 portraits peints pour la Biennale de Venise de 1972, le travail du peintre consistait à copier précisément la photographie puis à étaler la peinture à la brosse sur la toile pour brouiller l’image d’origine et ainsi produit un effet de distanciation.

Pendant la majeure partie de sa carrière, Gerhard Richter a évité les motifs politiques dans son œuvre. Une exception notable est la série Oktober 18, 1977 (1988), dans laquelle il représente les terroristes radicaux de la bande à Baader-Meinhof, dite Fraction armée rouge, qui sont morts de manière inexplicable en prison. Dans une œuvre intitulée Confrontation, Richter s’est servi d’une référence photographique pour créer une peinture monochrome et floue représentant une détenue. Il a sélectionné quinze images parmi les nombreuses photographies, prises par la police pour l’essentiel. L’obscurité persistante de l’image reproduit le mystère éternel qui entoure la mort des détenus, ainsi que l’impossibilité de saisir avec certitude la vérité dans une seule toile.

Gerhard Richter, New York, The Museum of Modern Art.
Gerhard Richter emprunte une grande partie de ses images peintes à des journaux, voire à ses propres albums de famille. Il commence souvent par projeter mécaniquement une telle image sur la toile, une technique qui lui permet de réfléchir à la façon dont les images semblent avoir une vie propre, comme des fantômes mystérieux hantant notre âme. Cet acte de compression visuelle, dans lequel la photographie, la projection et la peinture se fondent pour créer une œuvre d’art achevée, suggère que toute vision est une sorte de conversion du « réel » en « imaginaire ».

Richter et l’abstraction
En 1976, Gerhard Richter a utilisé pour la première fois le terme « peinture abstraite » comme titre officiel pour nombre de ses œuvres intitulées Abstraktes Bild (Peinture abstraite). Les tons froids créent une perspective atmosphérique floue et peu profonde. La composition est structurée par des formes géométriques et des lignes qui peuvent d’abord apparaître comme des icebergs fracturés émergeant de la surface peinte, avant de se stabiliser, pour ainsi dire, dans une abstraction pure. Richter ne souhaitait pas donner d’explication définitive à son œuvre abstraite, déclarant seulement qu’il « laissait les choses venir plutôt que de les créer ». Face à une telle œuvre, le spectateur commence à se demander si ce qu’il perçoit est réel ou fictif, authentique ou artificiel, comme s’il était lentement formé à une nouvelle école de philosophie visuelle.

En 1973, Richter avait adopté une approche systématique de la toile dans son tableau 1024 Farben (1024 couleurs), basé sur un nuancier. Rappelant superficiellement l’abstraction néo-dadaïste « Hard Edge » d’Ellsworth Kelly dans les années 1950, Richter choisit ici de peindre systématiquement des carrés de couleurs en se basant sur la structure prédéterminée du cercle chromatique. La seule intervention de l’artiste dans ce processus par ailleurs mécanique semble être son contrôle de l’échelle de la toile elle-même, l’artiste ayant arrangé les combinaisons de couleurs en se référant à un schéma apparemment logique et prédéterminé.

La toile Clouds (Nuages) de 1982 illustre bien la manière dont Gerhard Richter alterne fréquemment entre les styles réaliste et abstrait dans différentes séries d’œuvres, mais aussi sur une même toile. Dans ce cas précis, même le titre entretient une relation ambiguë avec l’ensemble de la composition. Dans la partie inférieure de la toile, par exemple, Richter suggère au spectateur qu’il vit une expérience perceptuelle similaire à celle de regarder à travers une fenêtre ; néanmoins, les traces, les rayures, les taches et les couches de peinture audacieuses situées au-dessus annulent de manière ludique cette illusion d’optique.

New York, The Museum of Modern Art.
Richter est souvent fasciné par le fait que le désir du spectateur d’extraire un « sens » d’une œuvre d’art s’avère souvent totalement vain. Il suggère que nous pourrions plutôt savourer une simple expérience de plaisir visuel, ou la découverte de la « beauté » en étudiant les formes abstraites pour elles-mêmes.

L’héritage de Gerhard Richter
Richter a atteint sa maturité en tant que peintre à un moment très difficile de l’histoire pour les artistes, alors que l’art moderne et la politique mondiale avaient atteint des « tournants » historiques dans leur développement respectif. Richter a trouvé un moyen viable de concilier sa longue expérience de la peinture réaliste socialiste avec les développements avant-gardistes plus conceptuellement ambitieux qui se dessinaient en Europe et aux États-Unis.
À une époque où la « mort de la peinture » était de plus en plus proclamée par une nouvelle génération plus intéressée par le potentiel conceptuel de l’art, que par la maîtrise des longues traditions artisanales, Richter a démontré que la peinture pouvait encore remettre en question avec force la véracité de toutes les images, qu’elles proviennent des médias, du cinéma, d’Internet, du domaine omniprésent de la publicité commerciale ou même de l’album photo familial. Aujourd’hui, âgé de 93 ans, Gerhard Richter vit retiré à Cologne.
Bibliographie
Klaus Honnef. Richter. Taschen, 2015
Hans-Ulrich Obrist. Entretiens avec Gerhard Richter. Seuil, 2025
Collectif. Gerhard Richter. Cahiers. Fondation Louis Vuitton, 2022
Gerhard Richter. Motifs. Centre Pompidou, 2012


