La peinture américaine des années 1970

Pluralité de styles et de méthodes.

Si les années soixante avaient réagi contre l’expressionnisme romantique de l’École de New York, les années soixante-dix ont à leur tour rejeté les surfaces lisses et brillantes, l’objectivité aliénée, le gigantisme, les images en série et le graphisme simplifié de la décennie précédente. La peinture des années soixante-dix est en effet non seulement plus hétérogène, plus variée, plus pluraliste que celle des années soixante, mais elle est aussi fréquemment plus intime, plus poétique, plus personnelle. Par ses références académiques à l’art du passé, par son commentaire ironique d’un contexte culturel sous forme de reproduction d’images, le pop art fut moins un style authentiquement populaire qu’une critique sévère de l’envahissante société de consommation. Héritier présomptif du pop art, le réalisme photographique ou hyperréalisme, style du trompe-l’œil illusionniste, fut l’un des premiers à caractériser les années soixante-dix rivalisant avec la photographie elle-même. Les hyperréalistes, dont le style académique élaboré aurait pu se réclamer du précédent préraphaélite, les surfaces lisses et laquées des tableaux d’artistes comme Richard Estes, brillent-elles d’un éclat qui réjouit le spectateur dénoué des connaissances de base en peinture et qui trouve gratifiant de reconnaître les rues familières de sa ville ou de ses faubourgs. Par l’obsession de la scène américaine qu’il véhicule, l’hyperréalisme n’est autre que la forme ultime du tableau de genre local, la version au goût du jour de l’Ashcan School. Nul hyperréaliste n’a cependant remis en question de façon aussi aiguë les hypothèses fondamentales de l’abstraction et de la figuration que Jasper Johns, peintre qui s’est révélé d’une importance peut-être plus critique pour l’art américain dans les années soixante-dix.

Untitled, 1972, Jasper Johns, Cologne, Museum Ludwig.
Untitled, 1972, Jasper Johns, Cologne, Museum Ludwig.

L’engagement personnel de Johns dans la résolution de problèmes philosophiques apparente sa démarche aux débats théoriques des cubistes et des futuristes, premiers peintres du XXe siècle naissant qui se sont fascinés par des problèmes philosophiques et conceptuelles de la représentation. Dans les années 80 Johns crée des œuvres où les citations se référant à la peinture traditionnelle et contemporaine sont une méditation sur la richesse du passé.

Summer, 1985, Jasper Johns, New York, The Museum of Modern Art.
Summer, 1985, Jasper Johns, New York, The Museum of Modern Art (MoMA).

Si, dans les années soixante-dix, l’huile et la toile ont recouvré leur prestige d’antan, la liberté des artistes a continué de s’exprimer dans la traduction d’un médium à l’autre, assurant le passage vers la toile d’emprunts faits à l’art graphique, à la photographie, au dessin et à l’aquarelle. Ainsi dans l’œuvre d’artistes comme Nancy Graves et Cy Twombly, l’implication de signification à l’intérieur de traces et de marques mystérieuses soulève des problèmes d’interprétation no sans commune mesure avec la manière dont les premiers expressionnistes abstraits évoquaient mythe et symbole dans leurs allusions aux signes préconscients et aux pictographes.

Untitled (Orange), 1977, Nancy Graves, New York, Collection privée.
Untitled (Orange), 1977, Nancy Graves, New York, Collection privée.

La figuration réinventée

L’estime quasiment unanime que se sont gagnée les surfaces élégamment sensibles de Mark Rothko, le raffinement de leur traitement pictural, crée par la saturation des couleurs imprégnées dans la toile en couches multiples superposées, destinées à créer un éclat intérieur plutôt qu’une pâte épaisse, sont à l’origine d’un retour aux contours imprécis (soft edge) d’un mouvement pictural de la fin des années soixante-dix. Paradoxalement, la touche sensible de Rothko a crée avec son abstraction un précédent pour certains peintres de la figuration ; elle eut un impact considérable sur Jim Dine et Susan Rothenberg (1945-2020) en particulier. Susan avait fait ses propres règles et considérablement élargi les possibilités poétiques et picturales de son métier : ses peintures n’étaient pas exactement figuratives ni entièrement abstraites. Sa première exposition personnelle, à la galerie 112 Workshop à New York en 1975, a été très appréciée pour ses trois grandes peintures de chevaux en stark silhouette. À une époque où l’art minimal et conceptuel dominait la scène new-yorkaise, ces œuvres servaient de déclaration, même ambivalente, de la puissance de l’imagerie et du coup de pinceau personnel, anticipant et déclenchant les tendances de la peinture des années 1980 comme le retour à la figuration et à l’expressivité.

Black in Place, 1976, Susan Rothenberg, New York, Museum of Modern Art (MoMA).
Black in Place, 1976, Susan Rothenberg, New York, Museum of Modern Art (MoMA).

Rothenberg a ensuite exploré d’autres formes, en particulier des parties du corps fragmentées, avec son coup de pinceau incomparable, à la fois vif et discipliné. Ses œuvres célèbrent le processus de peinture, embrassant les impuretés, les accidents et les découvertes faites en cours de route. En 1990, elle a déménagé au Nouveau-Mexique rural avec son mari, l’artiste Bruce Nauman, et son travail a changé pour refléter les étendues de son nouvel environnement. Passant à un point de vue plus élevé, souvent flottant, les peintures intègrent désormais de plus en plus narration et mémoire.

With Martini, 2002, Susan Rothenberg, Texas, Modern Art Museum of Fort Worth.
With Martini, 2002, Susan Rothenberg, Texas, Modern Art Museum of Fort Worth.

Jim Dine (Cincinnati, Ohio 1935) qui s’était tout d’abord taillé une réputation d’artiste pop s’est, dans les œuvres des années soixante-dix, qu’il s’est fait progressivement plus réfléchi et plus introspectif. Il a continué de peindre des images comme le motif de la robe de chambre dont le point de départ était un autoportrait pop, mais il cessa d’assimiler des objets à ses surfaces. Abstraites, ses images ne faisaient désormais plus référence à la société de consommation, elles devenaient prétexte à création de motifs colorés. Dans une étude comme Cardinal, Dine indique clairement sa dette à l’égard des textures de surface raffinées, des modulations chromatiques des derniers tableaux de Rothko ; il apparaît dégagé des images de la société de consommation qui l’on initialement inspiré.

Cardinal, 1976, Jim Dine, New York, The Pace Gallery.
Cardinal, 1976, Jim Dine, New York, The Pace Gallery.
Le cœur sur la main, 1986, Jim Dine, Collection privée.
Le cœur sur la main, 1986, Jim Dine, Collection privée.

Bien que les récents tableaux de Dine fassent allusion à la figure humaine, et que certains soient même des études de personnages, ils ne sont pas aussi directement et littéralement engagés dans le retour de la figuration traditionnelle que ceux d’Alfred Leslie, qui a mis en équation figuration et tradition humaniste, dont il a cherché à faire revivre la synthèse aux États-Unis.

Alfred Leslie, une figuration caravagiste

« Je voulais, a déclaré Leslie, réintroduire en peinture toute la tradition que les Modernistes en avaient éliminé. Je voulais une peinture qui prît exemple sur celles de David, du Caravage et de Rubens, une peinture dont le propos fût d’influencer la conduite des hommes. » Les débuts d’Alfred Leslie (New York, 1927), initialement peintre abstrait, remontent à la fin des années soixante. Il est l’un des premiers qui ait renoncé à la peinture abstraite en faveur d’un style plus immédiatement accessible au public. Maîtrisant progressivement la technique indispensable pour l’accomplissement d’un projet aussi ambitieux, Leslie n’a pas reculé devant la nécessité extrême – typiquement américaine dans sa littéralité – d’introduire un Jeep dans son atelier afin de pouvoir peindre « sur le motif » l’un des accessoires de son tableau intitulé La mort de Frank O’Hara. Dans l’une des nombreuses versions de son hommage au poète, dont la vie fut prématurément emportée dans un accident de voiture des plus insolites, Leslie s’est à tel point inspiré pour sa composition de La Mise au tombeau du Caravage que son tableau es pratiquement la réplique en costumes de notre temps, bien que la facture ressort davantage au style du panneau d’affiche publicitaire qu’au « ténébrisme » du maître ancien.

The Cocktail Party, Cycle La mort de Frank O’Hara, 1977-1978, Alfred Leslie, Missouri, Saint Louis Art Museum.
The Cocktail Party, Cycle La mort de Frank O’Hara, 1977-1978, Alfred Leslie, Missouri, Saint Louis Art Museum.
L’Accident, Cycle La mort de Frank O’Hara, 1977-1978, Alfred Leslie, Collection privée.
L’Accident, Cycle La mort de Frank O’Hara, 1977-1978, Alfred Leslie, Collection privée.

S’inspirant étroitement des études de l’ombre et de la lumière dans l’éclairage aux chandelles du Caravage, ainsi que du réalisme de David, Leslie a inventé une forme contemporaine de figuration caravagiste, une peinture de genre monumentale en harmonie avec l’expérience démocratique américaine. Dans Les nouvelles de sept heures du matin, une femme seule lit son journal devant une table sur laquelle tremblote l’image d’un écran de télévision. Le visage est éclairé par lumière dure d’un tube au néon omniprésent qui remplace ici le clair-obscur du Caravage et « l’illumination divine ». Elle a pourtant le regard perdu dans un lointain hors de portée des instruments de la communication de masse, comme si elle communiquait plutôt avec une sorte de force mystique qui transcende la réalité profane de la technologie électronique. L’isolement de cette femme n’est pas sans évoquer celui des personnages d’Edward Hopper, si profondément aliénés dans le désert des cafétérias, des bars et des chambres d’hôtel où ils sont assis seuls.

Les nouvelles de sept heures du matin, 1976, Alfred Leslie, New York, Galerie Allan Frumkin.
Les nouvelles de sept heures du matin, 1976, Alfred Leslie, New York, Galerie Allan Frumkin.
Americans, Youngstown, Ohio, 1977-1978, Alfred Leslie, New York, Bruce Silverstein Gallery.
Americans, Youngstown, Ohio, 1977-1978, Alfred Leslie, New York, Bruce Silverstein Gallery.

Leslie force avec autorité l’attention du spectateur par l’agrandissement à l’échelle monumentale, épique de ses images. Aussi grandes que des projections sur l’écran cinématographique, les figures de Leslie sont perçues dans des plans rapprochés, exagérés, influencés par les images du cinéma. Le regard curieusement ahuri, les yeux souvent levés vers le ciel comme ceux des personnages religieux dans les retables maniéristes, les portraits de Leslie, comme ceux de Chuck Close, ont la théâtralité spectaculaire que confèrent des dimensions colossales. Close, en revanche, ne traite pas du tout la figure : il se confine exclusivement à l’art du portrait, mais agrandi, plus inspiré de la photographie que du « motif » vivant.

Cindy Cresswell, 1976-1977, Alfred Leslie, New York, Bruce Silverstein Gallery.
Cindy Cresswell, 1976-1977, Alfred Leslie, New York, Bruce Silverstein Gallery.

Aux antipodes de l’immanence traduite par la peinture hyperréaliste, la coexistence de deux courants de peinture aussi divergents aux États-Unis dans les années soixante-dix – l’un et l’autre extrêmes dans la matérialité et l’immatérialité – indique bien l’ampleur du spectre de l’activité culturelle de cette décennie dont un pôle est l’abstraction la plus pure, l’autre le réalisme photographique. Jack Tworkov (1900-1982) superpose comme Agnes Martin un réseau linéaire graphique à un arrière-plan pictural. Mais Tworkov suggère souvent la perspective par son réseau de lignes, conférant à l’œuvre un dynamisme absent de la frontalité absolue de Martin et des autres peintres minimalistes. Vétéran de l’expressionnisme abstrait, Tworkov appartient à ces artistes américains qui, au terme d’années de recherches, ont découvert un style personnel véritablement original.

Bon, 1970, Jack Tworkov, New York, Collection privée.
Bon, 1970, Jack Tworkov, New York, Collection privée.

L’un des phénomènes des années soixante-dix est que, pour la première fois vraisemblablement, les œuvres promises à la postérité, les œuvres de valeur constante, sont exécutées non par des peintres jeunes comme l’avaient été les  » enfants prodiges  » des années soixante, mais par des peintres adultes, âgés de cinquante à soixante-dix ans et plus comme Robert Goodnough, Friedel Dzubas, Giorgio Cavallon, Cleve Gray, Stephen Greene et autres artistes épanouis qui, à l’instar de Hans Hofmann dans les années soixante, ont trouvé au terme d’une longue carrière une identité stylistique absolument unique. Signalons au nombre de ces peintres Lee Krasner qui s’est révélée force motrice des années soixante-dix.

Solus, 1978, Stephen Greene, New York, Collection privée.
Solus, 1978, Stephen Greene, New York, Collection privée.
Struggle, 1967, Robert Goodnough, New York, Museum of Modern Art.
Struggle, 1967, Robert Goodnough, New York, Museum of Modern Art.
Ute, 1976, Friedel Dzubas, New York, Collection privée.
Ute, 1976, Friedel Dzubas, New York, Collection privée.
Madame Y, 1978, Friedel Dzubas, New York, Collection privée.
Madame Y, 1978, Friedel Dzubas, New York, Collection privée.

Richard Diebenkorn

Richard Diebenkorn (Portland, Oregon, 1922 – Berkeley, Californie 1993) est un autre artiste qui s’est révélé au nombre des têtes de file des années 70. Son retour à l’abstraction après de nombreuses années de peinture figurative décrit une trajectoire inverse de celle parcourue par de nombreux peintres abstraits, tels Philip Guston et Alfred Leslie, dont le retour à la figuration datte des années soixante-dix. Dans les années cinquante et au début des années soixante, Diebenkorn avait un atelier au bord de la mer dans les environs de San Francisco ; il y peignait des paysages et des études de figures. Mais même dans ses tableaux figuratifs, Diebenkorn se souciait d’avantage de structure picturale que de détails spécifiques. Il fut, très tôt dans sa carrière, impressionné par l’œuvre de Matisse et un voyage à Leningrad en 1965, fut pour lui l’occasion d’une réévaluation du maître parisien qu’il étudia alors de façon approfondie. En 1966, Diebenkorn s’installa a Los Angeles où il était chargé d’enseignement. L’année suivante, il entreprit sa série de tableaux abstraits sur le thème d’Ocean Park (nom d’un parc d’attractions situé sur le littoral dans la communauté de San Monica, où il avait son atelier). Ces tableaux comme Ocean Park N° 60, sont inspirés des peintures à l’huile les plus abstraites de Matisse. Le dessin y est mis à contribution pour structurer et contenir les zones de couleur qui paraissent refléter la lumière.

Recollections of a Visit to Leningrad, 1965, Richard Diebenkorn, Collection privée.
Recollections of a Visit to Leningrad, 1965, Richard Diebenkorn, Collection privée.
Ocean Park 79, 1975, Richard Diebenkorn, Philadelphia Museum of Art.
Ocean Park 79, 1975, Richard Diebenkorn, Philadelphia Museum of Art.

Comme Motherwell, de Kooning et Still – qui donnèrent dans les années soixante-dix certaines de leurs meilleurs productions – Diebenkorn a consacré sa vie entière à la peinture ; le résultat fut une maîtrise de la technique inexistante chez les peintres américains des générations précédentes qui luttaient farouchement pour assimiler une culture picturale qui leur était essentiellement étrangère.

Cityscape 1, 1963, Richard Diebenkorn, San Francisco Museum of Modern Art.
Cityscape 1, 1963, Richard Diebenkorn, San Francisco Museum of Modern Art.

Dans des tableaux comme Ocean Park, l’approche géométrique du dessin de Diebenkorn est plus intuitive que dogmatique ou programmatique. Cette attitude intuitive à l’égard de la géométrie est propre à la peinture américaine qui utilise la géométrie comme moyen de contenir la couleur, plutôt que comme fin elle-même.

Cityscape 1, 1963, Richard Diebenkorn, San Francisco Museum of Modern Art.
Cityscape 1, 1963, Richard Diebenkorn, San Francisco Museum of Modern Art.

Pour les jeunes artistes de cette décennie qui, comme Dorothea Rockburne, utilisent la géométrie, l’ordre s’est instauré au terme d’une recherche empirique, davantage qu’il n’a été pris comme point de départ à priori. Le résultat est un classicisme d’inflexion particulièrement américaine. Dans un tableau comme Noli Me Tangere, Rockburne en appelle aux harmonies des maîtres siennois comme Duccio, dont elle connaît intimement la peinture. Sa technique complexe est, elle aussi, inspirée d’une étude des méthodes picturales de la Renaissance.

Noli Le Tangere, 1976, Dorothea Rockburne, New York, Galerie John Weber.
Noli Le Tangere, 1976, Dorothea Rockburne, New York, Galerie John Weber.

La synthèse qu’opère Rockburne d’éléments empruntés au patrimoine de l’art et de méthodes empiriques typiquement américaines caractérise l’œuvre de toute une nouvelle génération de peintres américains. Ces derniers tirent leurs leçons de l’histoire qu’ils considèrent, non pas comme dogme restrictif mais comme précédent libérateur qu’il faut intégrer à la tradition américaine autochtone, dans le but d’émanciper progressivement celle-ci.

Musician Angel : Triangle, Small Square, 1979-1981, Dorothea Rockburne, Collection privée.
Musician Angel : Triangle, Small Square, 1979-1981, Dorothea Rockburne, Collection privée.

Après une période de tension engendrée par un pays en crise, divisé par la question du Vietnam et l’intégration raciale, au bord d’une seconde guerre civile, les peintres américains des années soixante-dix, revenus chaque jour plus nombreux aux matériaux traditionnels et aux préoccupations permanentes de la peinture, ont retrouvé leur conviction dans la vocation humaniste de la peinture et sa valeur d’authentique moyen de communication.


Bibliographie

Hunter, Sam. Peintres Américains. F. Gonthier, 1981
Goddard, Donald. American Painting. Hugh Lauter Levin Associates. 1990
Collectif. American Modern: Hopper to O’Keeffe. New York, MoMa. 2013
Foster, H. The Return of the Real: The Avant-Garde at the End of the Century. Cambridge, 1996
Collectif. Matisse/Diebenkorn. Prestel, 2016