Le studiolo de Belfiore à Ferrare

Les muses du « studiolo » de Belfiore à Ferrare

Déesses des arts et des sciences, les neuf Muses sont généralement considérées comme les filles de Jupiter et Mnémosyne (la Mémoire). Avant que ne se fixe leur nombre, on distinguait dans l’Antiquité plusieurs groupes de chanteuses divines. Elles participent comme chanteuses aux fêtes des dieux. Peu à peu, leurs noms et leurs fonctions se sont précisés dans l’Antiquité, mais en raison de la variation de leurs attributs (du reste parfois absents), il peut être difficile de les identifier.

Généralement on admet la liste suivante : Calliope, la poésie épique (trompette, livre), Clio, l’histoire (livre, cygne), Polymnie, la pantomime (orgue), Euterpe, la musique et la poésie lyrique (flûte), Terpsichore, la danse (cithare, guitare ou viole), Erato, la poésie lyrique (lyre, tambourin, cygne), Melpomène, le chant puis la tragédie (masque, cor), Thalie, la comédie (rouleau, petit violon), Uranie, l’astronomie (compas, sphère). Elles sont parfois couronnées. L’intérêt pour les Muses au Quattrocento se situe dans un contexte général de récupération des mythes musicaux de l’Antiquité. Comme Orphée ou Arion, elles sont représentées dans des fresques et des tableaux destinés à la décoration de palais seigneuriaux. Elles apparaissent aussi dans des gravures ou des miniatures sur les frontispices de livres.

Muse Calliope, 1455-1460, Cosmè Tura
Une Muse (Calliope?) et détail, 1455-1460, Cosmè Tura
(Londres, National Gallery)

La peinture représente une figure féminine assisse légèrement de trois quarts. Somptueusement revêtue d’une robe bleue aux riches manches damassées, les boucles de cheveux s’échappant de la coiffure retenue par un ruban fixé sur le haut par un joyau, la femme tient dans sa main droite une longue branche de cerisier couverte de fruits.

Muse Calliope, Cosmè Tura

L’identification du modèle demeure fort problématique et ne correspond à aucune des Muses décrites par Guarino da Verona dans son programme iconographique du « studiolo » de Belfiore à Ferrare. Certains spécialistes suggèrent que cette figure féminine serait Vénus, en faisant valoir que tous les éléments du tableau pouvaient se rapporter à l’iconographie de la déesse, dont on pouvait lire en outre une référence aux amours adultérines dans la présence du cavalier, identifiable à Mars, s’éloignant sur la corniche rocheuse à gauche dans le fond; Vulcain, l’époux légitime, apparaissant quant à lui occupé à forger des métaux dans la petite grotte jouxtant le trône à droite. Une série de monstres marins font office d’accoudoirs et soutiennent le collier de cristal et de corail et la grande conque couronnant la structure complexe du trône.

À Ferrare, entre 1450 et 1470, Piero della Francesca a déjà laissé dans la cité des traces profondes ; peut-être Cosmè Tura est-il déjà rentré de son probable apprentissage dans les régions du Pô, mais le goût ancien prospère et pactise avec le nouveau ; l’art de cour se délecte des plus belles pages des miniaturistes qui ne manqueront pas d’influencer les peintres qui les entouraient, notamment le jeune Tura. Celui-ci se verra associé à une commande de premier ordre : la décoration du studiolo que Leonello d’Este avait fait réaliser pour la delizia (délice, lieu d’agrément ou de détente) de Belfiore. Cette entreprise, qui s’étalera sur plus d’une décennie, reconstituée grâce aux données des archives, aux sources littéraires et à la préservation partielle du cycle pictural dédié aux Muses, fut créée dans le cadre d’un programme iconographique élaboré par l’humaniste Guarino da Verona. Les artistes Angelo Maccagnino, Cosmè Tura et Michele Pannonio furent chargés de traduire en images ce projet littéraire que Guarino considérait comme une sorte de conciliation entre la culture païenne et celle de l’époque chrétienne. La plupart des Muses sont représentées en trône avec les attributs de leur discipline – un schéma proche des Arts libéraux – et des allusions à l’environnement duquel elles étaient destinées (avec des références, notamment, à la richesse de la terre), témoignant sans doute du bon gouvernement du prince sous leur protection.

Muse Uranie, vers 1455, Ferrare, Pinacoteca Nazionale
La Muse Uranie (l’astronomie), vers 1455, Peintre du « studiolo » de Belfiore
(Ferrare, Pinacoteca Nazionale)

Uranie est représentée selon les dispositions de l’humaniste Guarino da Verona, avec un astrolabe, et le regard tourné vers le ciel. La « Muse Uranie » témoigne d’une période de transition pendant laquelle les artistes ferrarais se mirent à méditer sur les nouveautés introduites par Piero della Francesca (qui habita la capitale du duché vers 1450), et sur les motifs élaborés dans le milieu padouan.

La Muse Erato, Angelo Maccagnino
La Muse Erato (poésie lyrique), vers 1450 – 1460, (Angelo Maccagnino?) et collaborateur de Cosmè Tura (Ferrare, Pinacoteca Nazionale)

Cette « Muse », qui est peut-être Erato à été attribué par Longhi au peintre siennois Angelo Maccagnino, actif à Ferrare jusqu’à sa mort en 1456. Certains éléments issus du gothique tardif (comme le buste peint frontalement) contrastent avec une composition violente de l’espace dans la partie inférieure de la figure, qui se rapproche de Cosme Tura, comme le détail du pied tendu chaussé d’une mule rouge en équilibre sur la marche du trône. Compte tenu de ces particularités, on a supposé que cette peinture a pu être commencée lors de la phase des travaux dirigée par Maccagnino ; un collaborateur se chargea ensuite de compléter la peinture lorsque Cosmé Tura deviendra le coordinateur des travaux du « studiolo ». C’est à une décoration destinée à la maison d’Este que renvoie plus particulièrement le symbole dynastique de l’abreuvoir à colombes, placé au-dessus du dossier du trône. Le siège présente par ailleurs des colonnes évoquant sans doute les armes de Niccolò, neveu de Borso et fils de Leonello.

Muse Polymnie, détail, vers 1455, Berlin, Staatliche Museen
La Muse Polymnie (la pantomime), vers 1455, collaborateur de Cosmè Tura
(Berlin, Staatliche Museen)

Polymnie este représentée vue en raccourci par le bas, sous l’apparence d’une jeune fille debout, devant un vaste paysage de collines, une bêche pointée vers le sol dans la main droite, et un sarment de vigne dans la main gauche qui retient aussi la pioche posée de travers sur son épaule. La présence de ces outils de travail rappelle la description que Guarino donne de « Polymnie », dont la caractérisation agricole se trouve soulignée par la présence, dans le fond, des champs cultivés et des paysans s’affairant au battage du blé. Dans cette peinture, l’on peut remarquer (plus fortement que dans les autres muses) l’influence de Mantegna et surtout de Piero della Francesca, ainsi que des ascendances flamandes dans la description minutieuse du paysage.

La muse Thalie-Cérès, XVe siècle, Michele Pannonio
La muse Thalie-Cérès, XVe siècle, Michele Pannonio
(Budapest, Musée des Beaux-Arts)

Cette muse porte le nom de Michel Pannonio, un artiste qui effectua à Ferrare entre 1438 et 1464 des travaux de diverses importances mais qui est absent des livres de dépenses de Belfiore.

Muse Terpsichore, vers 1450, Angelo Maccagnino, Milan
La muse Terpsichore (la danse), vers 1450, Angelo Maccagnino et Cosmé Tura
(Milan, Museo Poldi Pezzoli)

Le thème des Muses était donc une solution élégante et érudite aux exigences d’un lieu d’étude : elles représentent des idéaux antiques tout en étant de merveilleux éléments de décoration. L’idée fur reprise par bien d’autres souverains, à Mantoue notamment (studiolo d’Isabelle d’Este). Guarino de Vérone l’humaniste, évoque ici le rôle de chacune d’elles, ses attributs symboliques, et même ses gestes et ses vêtements. L’iconographie bizarre et l’intensité lyrique des peintures de Belfiore sont en accord avec les goûts littéraires de la cour d’Este qui aimait le meraviglioso, le merveilleux dans la poésie et le théâtre. Les figures, presque de grandeur nature, furent peintes sur de vastes panneaux de bois placés en haut des murs et entièrement recouverts de volets, sculptés et ornés de marqueteries.

Les manuscrits enluminés des princes de Ferrare

La Renaissance italienne n’a pas seulement influencé ce que l’on appelle les « arts majeurs », elle s’est également exprimée dans les pages secrètes des livres destinés à quelques élus. À Ferrare, surtout dans les règnes de Leonello (1441-1450), de Borso (1450-1471), et d’Ercole I d’Este (1471-1505), la miniature se distingua par une grande finesse d’exécution, la liberté de l’ornementation et l’émotion émanant des figures. Ces qualités, qui eurent une répercussion considérable sur l’évolution de la miniature en Italie du Nord, furent également appréciées de certains princes éclairés d’autres cours italiennes et européennes comme les ducs de Bourgogne. C’est à partir du règne de Leonello d’Este que le développement de la miniature à Ferrare s’explique par l’impulsion que ce prince donna aux arts figuratifs ; après avoir été un grand admirateur de Pisanello et de Jacopo Bellini, à la toute fin de son règne, Leonello découvrit les premières œuvres de Mantegna et le monde flamand de Rogier van der Weyden. Parallèlement, la culture humaniste qui lui avait transmis son maître Guarino da Verona amena le prince à demander aux calligraphes et aux humanistes de sa cour de transcrire, de traduire et de commenter à son intention de nombreux textes grecs et latins. L’influence de Pisanello sur la miniature ferraraise de cette période est visible dans les œuvres liturgiques commandées par Leonello, par exemple le Bréviaire enluminé entre 1441 et 1448 par Giorgio d’Alemagna, Bartolomeo de Benincà, Guglielmo Giraldi et Matteo de’ Pasti. Plus tard, à partir de la seconde moitié des années 1440, sous le règne de Borso, on assiste à un véritable tournant dans la miniature ferraraise. D’une part, Borso, homme doté d’une stature culturelle très différente de celle de son frère et moins lié que ce dernier à l’humanisme, encouragea un art riche et imaginatif, reflétant le luxe et la splendeur aristocratique de la cour. D’autre part, à partir des années 1450, la miniature s’adapta à l’évolution stylistique de la peinture de cette époque. L’œuvre qui témoigne le mieux de ce changement est certainement la « Bible » de Borso d’Este, le manuscrit le plus prestigieux jamais réalisé à Ferrare, qui contribua au plus haut point à la réputation dont a toujours joui la miniature italienne de la Renaissance. Le style du manuscrit reflète le passage lent mais inexorable du gothique tardif à l’art de la renaissance. Le principal enlumineur de cette Bible, Taddeo Crivelli, dont la manière donna le ton général à l’ensemble de l’entreprise, mêla à un substrat gothique tardif typiquement ferrarais, c’est-à-dire linéaire et expressif, une facture imaginative et raffinée inspirée de Balbello de Pavie, l’artiste qui vers 1430 avait enluminé à Ferrare pour Niccolò III, père de Borso, la « Bible » française conservée actuellement à la Biblioteca Vaticana. L’influence de l’enluminure ferraraise apparaît dans la plus célèbre commande de Borso, les fresques du palais Schifanoia.

Bible de Borso, vers 1452, Taddeo Crivelli, Modène, Biblioteca Estense
Bible de Borso, vers 1452, Taddeo Crivelli, (Modène, Biblioteca Estense)
Bible de Borso, Guglielmo Giraldi
Bible de Borso et détail, Guglielmo Giraldi (actif entre 1445 et 1490)
(Ferrare, Civico Museo di Schifanoia)

Cette œuvre qui comprend en tout quatre volumes fut copiée par le frère chartreux Matteo di Alesandria et enluminée par Guglielmo Giraldi et son atelier. Les notes de frère Matteo nous apprennent que la rédaction du quatrième volume fut achevée en 1476, date qui s’applique également au travail de l’enluminure de l’ouvrage. Les initiales sont souvent réalisées comme des sculptures peintes, tandis que le reste de la page est ornée de frises de feuillages où figurent des blasons, des exploits, des symboles et des animaux.

Le Bréviaire est la plus somptueuse des œuvres enluminées commandées par Ercole I d’Este, qui entendait ainsi rivaliser avec la prestigieuse Bible que Borso – son frère et prédécesseur au trône – avait fait enluminer entre 1455 et 1461. Chacun des cinq cents feuillets environ du manuscrit est décoré au recto et au verso ; les pages présentent en marge des frises ornées de figures ainsi que des vignettes et des initiales historiées. Ercole confia la réalisation de son « Bréviaire » à trois enlumineurs. La « main » la plus moderne est certainement celle de Matteo da Milano, qui travailla au Bréviaire en 1504. Matteo était venu de Lombardie, probablement grâce aux relations étroites qui s’étaient instaurées entre la cour des Este et celle de Ludovico le More, duc de Milan. Matteo da Milano emploie un langage extrêmement novateur qui s’inspire des expériences les plus récentes de la miniature et de la peinture lombardo-émilienne, et qui emprunte des éléments décoratifs aux livres d’heures des écoles de Bruges et de Gand. Un autre grand artiste du Bréviaire on a pu l’identifier comme étant l’enlumineur Tomasso da Modena. Il a été particulièrement connu pour la décoration innovatrice du cadre qu’accompagne l’initiale, avec sa combinaison de bijoux, des camées, ainsi que du naturalisme en la représentation de la flore et la faune. Il s’était spécialisé en l’illumination de manuscrits pour les ecclésiastiques de haut rang, comme le pape Léon X et les princes régnants d’Italie comme les Orsini de Rome, les Médicis de Florence et les Della Rovere d’Urbino.

Bréviaire d’Ercole I d’Este, 1504, Matteo da Milano (Zagreb, Strossmayerova)

C’est aussi à Matteo da Milano que l’on doit la naissance de l’ultime et magnifique phase de la miniature liée au mécénat de la maison d’Este, où s’affirme un nouveau style proto-classique. Les superbes images du Bréviaire et du Missel du duc Alfonso I – certaines miniatures hors texte sont de véritables peintures – laissent transparaître la formation milanaise de l’enlumineur, qui conjugue des apports issus de Bramante, Birago et Antonio da Monza, et des éléments inspirés de la peinture ferraraise et émilienne d’Ercole de’ Roberti, Francia et Lorenzo Costa, deux continuateurs du Pérugin. Dans le Livre d’heures du duc Alfonso, la dernière des trois œuvres réalisées entre 1505 et 1512, et la dernière grande création de la miniature ferraraise, les perles, les pierres précieuses et les camées alternent avec des motifs antiques tels que des chandeliers et des grotesques. À côté des images habituelles de devises et d’armoiries ducales, on note l’apparition de figures monstrueuses et d’éléments naturalistes s’inspirant de la miniature flamande.

Livre d’Heures d’Alfonso I, 1505-1512, Matteo da Milano
Livre d’Heures d’Alfonso I, 1505-1512, Matteo da Milano
(Modène, Biblioteca Estense)

De Sphaera ou l’image du monde scientifique de la Renaissance

Document précieux de la culture de l’époque, le codex intitulé De Sphaera est un traité écrit au XIIIe siècle par le scientifique anglais, dit Sacrobosco. Ce traité dédié à l’astronomie l’une des quatre arts libéraux (le Quadrivium) fut adopté par les principales universités médiévales du monde occidental comme la Sorbonne de Paris où il avait été écrit, et où Sacrobosco enseigna pendant de longues années. Il devint tout naturellement le manuel d’initiation à l’astronomie de tous les étudiants du début du XIIIe à la fin du XVIe siècle. Le De Sphaera fut ensuite abondamment copié (dont pas moins de 30 éditions d’incunables) comme cette édition de 1472 pour les princes de Ferrare, plus connue comme les Sphaera des Este. L’enlumineur célèbre Christoforo de Predis pose un regard sur divers domaines de la vie quotidienne de la Renaissance. Les scènes s’articulent autour du sujet central de l’œuvre, c’est-à-dire les planètes. De plus, le savoir astronomique de l’époque est présenté sous forme de cartes, ancêtres de nos cartes célestes. Ce délicieux codice, avec ses décorations architecturales contemporaines et ses petites figurines inscrites dans des perspectives illusionnistes démontre que l’artiste avait été imprégné des traditions du gothique tardif ou gothique international et notamment par l’art franco-flamand.

The Sphaera, le Soleil, Cristoforo de Predis, Modena
De Sphaera (le Soleil), XVe siècle,
Cristoforo de Predis (Modène, Biblioteca Estense)
Cristoforo de Predis, De Sphaera
Les Enfants de Mercure, enluminure du codex « De Sphaera », vers 1460, Cristoforo de Predis (Modène, Biblioteca Estense Universitaria)

Selon la conception médiévale, les activités humaines son soumises à l’influence des planètes. Les artistes et les intellectuels sont ici placés sous le signe de Mercure, alors que, d’après une tradition, ils sont considérés comme les enfants de Saturne : un homme de lettres à son écritoire ; horlogers et fabricants d’instruments de précision ; peintre s’appliquant à l’exécution d’un triptyque ; sculpteur procédant aux ultimes opérations de finissage d’une grande statue en ronde-bosse ; armuriers et fabricants de cuirasses : les objets de ce type relèvent une production technico-artistique jouissant d’un très grand prestige ; facteur d’orgues et d’autres instruments de musique.