Joan Miró, première étape

Miró, les racines

Bien des traits du caractère de Joan Miró (Barcelone 1893 – Palma de Majorque 1983) appartiennent à la psychologie catalane ou ne s’expliquent pas sans elle. Lui-même a toujours hautement revendiqué ses origines et refusé d’être considéré comme un peintre espagnol; « Le caractère catalan, a-t-il déclaré à J.J. Sweeney, ne ressemble pas à celui d’autres parties de l’Espagne. Il est terre à terre. Nous autres, Catalans, nous pensons qu’il faut avoir les pieds solidement plantés dans le sol si l’on veut bondir dans les airs.

Le fait que je redescends sur terre de temps en temps me permet de sauter plus haut ensuite. » Ce peuple est fortement attaché à une tradition de liberté et d’indépendance qu’une lutte acharnée de douze siècles a constamment nourrie et fortifiée. Dans le domaine artistique, architectural, littéraire, deux tendances opposées s’affrontent : le noucentisme, surtout à partir de 1906, rejette les influences étrangères, le symbolisme comme l’impressionnisme, pour tenter d’instaurer un nouveau classicisme méditerranéen, revendiquant l’héritage gréco-romain et les traditions culturelles et populaires de la Catalogne. En peinture, le noucentisme n’a donné que Joaquim Sunyer, Francesc Gali (qui sera un professeur de Miró) et Torres-García, première manière influencé par Puvis de Chavannes. À l’opposé, les modernistes, venus de plus loin, dès 1884, avec les peintres Rusiñol y Casas, cherchent au-dehors les armes pour combattre l’immobilisme ambiant. Ils se réfèrent au symbolisme, à Maeterlinck surtout, à Böcklin, aux préraphaélites. Une seconde génération de peintres se retrouve au Cercle artistique de Barcelone et affiche une attitude bohème, un anarchisme anticlérical, un symbolisme décadent : Urgell, Mir, Josep Maria Sert et surtout Nonell, le plus célèbre, qui influencera le Picasso de la période bleue. Mais le modernisme a surtout et durablement marqué l’architecture et l’urbanisme de Barcelone. Le poète catalan Pere Gimferrer évoque « l’intercommunication constante, le renvoi réciproque de monde artificiel au monde naturel : floraison minérale, architecture végétale, pierre vivante. Tout naît et pullule. Contagions : contigüités, identités… Tout s’annule et se magnifie dans l’unité ». Gaudí, c’est la puissance visionnaire à l’état pur et c’est la liberté. La liberté d’un peuple, l’attachement à sa terre, à sa langue, le cri de sa liberté.

Autoportrait, 1919, Joan Miró
Autoportrait, 1919, Joan Miró (Paris, musée Picasso)

Mont-roig (Montagne-rouge)

Situé à une vingtaine de kilomètres au sud de Tarragone, le village de Mont-roig s’adosse aux premiers contreforts des montagnes comme pour mieux dominer la pleine qui s’étend jusqu’à la mer. Mont-roig et son arrière pays ont joué un rôle essentiel dans la formation et la personnalité de Miró et le développement de son œuvre. La maison et la célèbre ferme, la masia, ont été acquisses par ses parents en 1910. Mont-roig doit son nom de « Montagne rouge » à la couleur des fantastiques escarpements de rochers qui le surplombent. L’action de l’eau et du vent, de la chaleur et du gel sur cette pierre tendre et poreuse, une meulière couleur lie-de-vin, a produit d’hallucinantes sculptures naturelles qui semblent directement issues de l’imagination de Gaudí (celui-ci est né à Reus, la ville la plus proche). Le village avec ses ruelles étroites et tortueuses, ses escaliers et ses voûtes, ses vieilles maisons serrées les unes contre les autres et s’étageant jusqu’au la tour de l’église romane, a la beauté simple et vigoureuse des villages de Tarragone. Il semble s’adosser à la montagne pour mieux regarder vers la mer, à travers cette autre mer végétale de la plaine ou dominent la vigne, l’olivier et l’amandier.

Mont-roig, l’église et le village, 1919, Joan Miró
Mont-roig, l’église et le village, 1919, Joan Miró (Collection particulière)

En 1919, Miró entreprend son premier voyage à Paris, qui représente le lieu de déracinement nécessaire où le peintre pourra obtenir sa dimension véritable et son insertion dans l’histoire. Pour Miró comme pour tant d’autres artistes, et d’abord pour Picasso qui suivit dix années auparavant le même itinéraire, Paris fut le grand révélateur de sa personnalité. Mais Miró ne cessera jamais de revenir à ses racines. Les allées et venues du peintre entre la Catalogne et Paris, entre la campagne et la ville, rythmeront toute son existence. Paris, c’est pour lui le lieu des fièvres et des recherches, le champ des échanges et des confrontations nécessaires, le point critique par excellence où toutes les audaces sont possibles. Mais les audaces ne sont fécondes que parce que les germes apportés par ses tourbillons trouvent à Mont-roig des terres riches et fortes pour les recueillir et les faire fructifier.

Joan Miró dans sa masia de Mont-Roig, vers 1950
Joan Miró dans sa masia de Mont-Roig, vers 1950, Joaquim Gomis (Barcelone, Fundació Joan Miró)

Miró, la période fauve

Parmi tous les jeunes peintres, écrivains et poètes que fréquente Miró, règne alors une effervescence extraordinaire. Barcelone est déjà à cette époque un centre culturel et artistique extrêmement vivant, tourné vers Paris. La France est engagée dans la Première Guerre mondiale et tous les Catalans de gauche sont solidaires du combat qu’elle livre : dix mille volontaires rejoindront les rangs des Alliés. À cela s’ajoute, pour les artistes et les écrivains, une vive curiosité pour les tendances nouvelles qui naissent à Paris et atteignent presque immédiatement Barcelone. On lit et on commente avec passion les Soirées de Paris qui révèlent Apollinaire et Cendrars. La revue d’avant-garde l’Instant, dirigée par Perez i Jorba et pour laquelle Miró dessine une couverture, paraît en même temps à Barcelone et à Paris. Les poètes sont traduits en catalan, Apollinaire ou Whitman. Et le ballet Parade est monté au Liceu en 1917, le ballet de Satie, d’Apollinaire et de Picasso, devenu célèbre à Barcelone. Le centre de cette agitation intellectuelle, ce sont les Galeries Dalmau, Dalmau qui est selon Miró « une espèce de fou génial, à la fois exploiteur et bienfaiteur des artistes ». Dalmau et assez audacieux et clairvoyant pour exposer Picasso, Léger, Marcel Duchamp et des œuvres cubistes dès 1912. Tous les passionnés d’art et de poésie moderne se retrouvent dans la galerie chaque fin d’après-midi. Miró peut y rencontrer Robert et Sonia Delaunay, Albert Gleizes, le critique Maurice Raynal qui présentera sa première exposition à Paris. C’est là qu’on voit débarquer, en 1917, l’un des plus célèbres animateurs du mouvement Dada, Francis Picabia. Il arrivait de New York où il avait fondé avec Marcel Duchamp un groupe dadaïste et la revue 291 qu’il va faire paraître sous le titre 391, pour quatre numéros, à Barcelone.

Aviat, l’Instant, projet d’affiche pour la revue l’Instant, 1919, Joan Miró
Aviat, l’Instant, projet d’affiche pour la revue l’Instant, 1919, Joan Miró (Valence, IVAM)

En 1916, Miró ose présenter ses premières toiles à Dalmau qui lui promet une exposition individuelle dès qu’un nombre suffisant de tableaux sera achevé. Miró rapporte un grand nombre de paysages de ces séjours à la campagne. Il aime se perdre et se ressaisir au contact de la nature tout à tour exubérante et dépouillée, violente et calme. Les paysages de cette période « fauve » ont été peints autour de quatre villages : Mont-roig, Cornudella, Siurana et Prades, à l’exception de quelques-uns exécutés à Barcelone ou dans ses environs. Miró qualifiait volontiers de « fauve » toute sa production jusqu’en 1918. À grands traits, sur quelques harmonies très simples, dans ses paysages Miró exprime les correspondances profondes de la terre et des nuages, séparés par la ligne de partage de deux mondes qui sera toujours pour Miró la ligne d’horizon. Cette domination du paysage par le rythme est poussée à son plus haut degré d’abstraction dans le très beau Siurana, le sentier, sans doute parce que nul détail et aucun élément humain (personnage, maison) ne viennent interrompre cet unanime chant de la terre.

Prades, el poble (Prades, le village), 1917, Joan Miró
Prades, el poble (Prades, le village), 1917, Joan Miró (New York, Musée Guggenheim).

Le respect de l’apparence du village et de son église est d’autant plus frappant que les premiers plans de cette peinture sont entièrement fait d’éléments géométriques, chevrons parallèles et lignes brisées comme autant de motifs abstraits.

Siurana, el camí (Siurana, le sentier), 1917, Joan Miró
Siurana, el camí (Siurana, le sentier), 1917, Joan Miró
(Madrid, Centro de Arte Reina Sofía)

Dans la plupart des natures mortes l’influence cubiste est sensible. Miró cherche à discipliner la couleur et à fortifier la construction. Pour cela il fait appel à Cézanne et, dans une moindre mesure au cubisme. La Nature morte au couteau de 1916 montre cette interprétation bien particulière, catalane, des découvertes de Braque et Picasso. Miró emprunte à Cézanne, aux fauves et aux cubistes et, dans une moindre mesure, aux futuristes, les armes dont il a besoin dans la lutte personnelle qu’il mène. Tous ces éléments extérieurs fusionnent dans le creuset de son imagination et se trouvent parfaitement assimilés dans une langue qui n’appartient qu’à lui. Avec Nord-Sud, Miró parvient à ses fins : l’équilibre est obtenu entre l’expression par la couleur et l’autonomie des objets, dans l’unité plastique de la composition. La poussée lyrique de la couleur est soumise à un rythme circulaire qui l’allège considérablement.

Nord-Sud, 1917, Joan Miró
Nord-Sud, 1917, Joan Miró (Paris, Collection Maeght).

Nord-Sud, qui était pour Reverdy la ligne de métro qui reliait Montmartre et Montparnasse, les deux pôles de la vie artistique et littéraire à Paris, devient pour Miró l’axe Barcelone-Paris, un constat et un programme.

Abordant la figure humaine, Miró exécuté une série de portraits d’une magnifique vigueur où les problèmes et les moyens de la peinture se trouvent débordés et dépassés par la relation brûlante qui s’établit entre le peintre et son modèle. La fascination qu’il subit laisse à l’arrière-plan la pure recherche picturale qui s’exprimait dans les natures mortes et les paysages. Dans la puissance presque sauvage de ces visages, dans leur stylisation abrupte qui dégage l’essentiel, l’intensité de leur présence, on peut évoquer Van Gogh, Picasso, les fresques romanes catalanes surtout. La Portrait de V. Nubiola est admirable de vie et de violence. La déformation cubiste et la liberté chromatique du fauvisme accroissent l’intensité d’un rythme sauvage qui anime tout l’espace et unit le personnage à la table à laquelle il s’accoude.

Portrait de E.C. Ricard, 1917, Joan Miró
Portrait de E.C. Ricard, 1917, Joan Miró
(New York, The Museum of Modern Art).

Dans ce puissant portrait, Miró joue sur le contraste extrême du fond jaune citron, de l’estampe japonaise collée sur la toile, et de la figure qui semble surgir, dans une immobilité à la fois hiératique et barbare. Les rayures hallucinantes du pyjama aux couleurs acides, jaune, vert, ocre, bleu et violet, en accusent la stridence. Sa présence physique est d’une intensité presque insoutenable. La palette accrochée au mur est déjà un signe énigmatique qui préfigure les têtes de l’année 1925.

Portrait de Joaneta Obrador, 1918, Joan Miró
Portrait de Joaneta Obrador, 1918, Joan Miró
(Chicago, The Art Institute).

La jeune fille est représentée en buste sur un fond de papier à fleurs et à losanges. Le peintre joue des rayures noires et blanches du corsage, tandis que le fond est uniformément coloré d’un rose intense et indéfinissable, comme une dégradation du pourpre, qui contamine plus ou moins toutes les parties du tableau.

Nu debout, 1918, Joan Miró
Nu debout, 1918, Joan Miró (The Saint Louis Art Museum).

De tous les études de femmes de Miró, ce Nu debout est un des chefs-d’œuvre de cette période. Mais il sort également des riches natures mortes du même temps, auxquelles il emprunte d’ailleurs cette tenture à fleurs et à ramages plusieurs fois représentée et le tapis aux couleurs somptueuses.

Les peintures détaillistes

Réagissant contra l’ébriété de la peinture pure, et le sensualisme violent et âpre de son fauvisme, Miró va peindre au cours d’un long été montroigien (1918) quatre paysages étonnants de minutie et de réalisme émerveillé. Á Mont-roig, commence une nouvelle période que son ami Ràfols appellera justement « détailliste ». Au lyrisme spontané, à l’abandon rythmique et chromatique dans une exécution « à chaud », Miró va substituer une mode d’expression réfléchi, qui s’appuie sur une description minutieuse du paysage et un traitement miniaturiste du détail. Il épreuve en même temps le besoin de s’éloigner de Barcelone, du milieu d’artistes et d’écrivains agités par les idées nouvelles venues de Paris et, qu’après les avoir adoptées lui-même d’enthousiasme, il sent le nécessité de démêler et d’approfondir. Il se retire donc à Mont-roig, dans la maison familiale, pour réfléchir et se recueillir, freiner la fougue de son instinct créateur et le soumettre à la discipline d’exécution lente et d’une exécution précise. Soulignons aussi cette affinité profonde de Miró avec la peinture et la calligraphie japonaise. Il y avait à Barcelone une grande abondance d’estampes et d’objets japonais que les navires apportaient directement d’Extrême Orient. Miró dès sa plus tendre enfance était donc tout à fait familiarisé avec ces reflets de l’art du Japon. Dans cet esprit sont peints, le Potager à l’âne, la Tuilerie, la Maison du palmier et l’Ornière, qui sont des paysages des environs immédiats de la maison familiale. Par leur facture minutieuse, ces quatre paysages ont occupé le peintre tout l’été, ils ont exigé de lui, de son propre aveu, une extrême concentration d’esprit. Ils ne gardent aucune trace de l’effort tant ils ont acquis, en cours d’exécution, d’aérienne élégance et de grâce précise.

La Maison du palmier, Joan Miró
La Maison du palmier, 1918, Joan Miró (Madrid, Centro de Arte Reina Sofía).

La composition est ordonnée sur l’opposition franche des horizontales et des verticales, en frontalité. Mais cette mise en page est volontairement discrète, soit qu’elle évite de bouleverser les conventions admises, soit qu’elle y porte atteinte de manière subtile et imperceptible.

La répétition du détail à laquelle il a recours est aussi bien un procédé réaliste, celui utilisé par tous les primitifs, qu’un moyen rythmique dont Miró joue avec une parfaite aisance. Les paysages de cette année témoignent d’un comportement nouveau devant la nature, d’un respect attentif, d’une ferveur franciscaine à l’égard des choses et des êtres qu’il a sous les yeux. Mais dans le détail, la richesse de la palette n’est pas moins grande que dans les toiles fauves. Miró n’embrasse toute l’harmonie plastique du paysage qu’à travers un grand nombre d’éléments formels particularisés. De proche en proche le tableau obtient son unité, par ce que le peintre l’a d’abord intériorisé tout entier, c’est-à-dire rendu à sa vérité poétique. Nous le retrouvons dans Mont-roig, l’église et le village qui a été commencé le même été 1918 mais terminé l’année suivante. Son apparence réaliste est préservée au point qu’on peut retrouver aujourd’hui toutes les maisons, toutes les fenêtres et toutes les cheminées ou li comparer une photographie. Les quatre paysages détaillistes de l’été 1918 sont exposés en 1919 au Salon de printemps à Barcelone.

Le Potager à l’âne, 1918, Joan Miró
Le Potager à l’âne, 1918, Joan Miró (Stockholm, Moderna Museet)
L’ornière, 1918, Joan Miró
L’ornière, 1918, Joan Miró (New York, Collection particulière).

Le peintre n’a pas renoncé à la touche fauve, mais c’est avec le plus fin de ses pinceaux qu’il la pose, c’est à une échelle microscopique qu’il la réduit. Ainsi telle feuille minuscule de cactus sera modérée avec un vert de baryte, un mauve et un violet dur.

De retour à Barcelone, au cours de l’hiver 1918-1919, Miró revient au portrait qu’il traitera dans sa nouvelle manière, avec lenteur, minutie et une force contenue. Dans l’Autoportrait, pour la première fois, i soutient sans équivoque et sans ruses le regard du sujet, en l’occurrence son propre regard renvoyé par le miroir, l’interrogation de ses propres yeux. La ligne pure et la touche raffinée et légère sont absolument dominées par une expression totale de la figure. Dans le même esprit, Miró a peint le Portrait de petite fille, admirable de fraîcheur et d’intensité. La stylisation du visage est plus franche mais les lignes plus courbes, plus orientalistes peut-être, ont la même netteté, la même concision.

Portrait de petite fille, 1919, Joan Miró
Portrait de petite fille, 1919, Joan Miró
(Barcelona, Fondation Joan Miró)
Vignes et oliviers, 1919, Joan Miró
Vignes et oliviers, 1919, Joan Miró (New York, Metropolitan Museum).

Le tableau nous montre la plaine de Mont-roig telle qu’on peut la contempler du haut de la tour qui domine la masia. La plaine s’étend, opulente et vigoureuse, avec ses cultures de vignes au premier plan, ses oliviers ensuite comme une mer argentée, et la chaîne de montagnes dans le lointain.

L’orientalisme de Miró éclaire également le Nu au miroir, chef-d’œuvre de cette première période. Nous trouvons dans cette peinture la structure du Nu debout de 1918, mais dominée et transcendée par la maîtrise nouvelle du peintre que la discipline formelle du cubisme et le mûrissement spirituel ont fortifié. Les éléments décoratifs subsistent, dépouillés de leur caractère tumultueux au bénéfice d’une poésie précise et raffinée, plus proche cette fois de la peinture japonaise que de l’art des primitifs. Le dernier des paysages, Vignes et oliviers, montre des signes très nets du futur bouleversement qui emportera les derniers vestiges du réalisme dans l’œuvre de Miró. Ce tableau est en avance sur La Ferme (la Masia) de 1921-1922 qui sera l’aboutissement et la synthèse de cette période réaliste.

Nu au miroir, 1919, Joan Miró
Nu au miroir, 1919, Joan Miró (Düsseldorf, Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen)

La ferme 1920-1922

Le 3 mars 1920, Miró arrive à Paris où il séjournera jusqu’en juin de la même année. Artigas, arrivé quelques mois plus tôt, accueille son ami et l’installe à l’hôtel de Rouen, rue Notre-Dame-des-Victoires, un hôtel tenu par des Catalans où descendait toute la bohème barcelonaise. Il y retrouve le poète Salvat Papaseit, l’écrivain Josep Pla, son ami Ricard et le peintre Torres Garcia. Le premier soin de Miró est de se rendre chez Picasso. Il connaissait de longue date la famille de ce dernier à Barcelone et sa mère avait remis à Miró quelques objets pour son fils déjà très célèbre. Picasso l’accueille comme un frère plus jeune et dès ce jour une solide amitié unira les deux hommes si proches par l’esprit et pourtant si opposés de tempérament. Il est curieux de constater combien l’itinéraire de leurs débuts est semblable. Tous deux ont fait leurs études à l’école de la LLotja. Tous deux vivent leur jeunesse à Barcelone et se mêlent à tous les mouvements d’avant-garde. Miró fréquente le Cercle de Sant Lluc, installé dans le local de Els 4 Gats que Picasso rendit célèbre. Tous deux décident à leur heure de « monter » à Paris, Picasso pour en faire la conquête, Miró plus modestement pour s’y éprouver et s’y fortifier. Au retour, il ne change rien à sa manière de peindre, mais il affronte des difficultés grandissantes et vit une crise de l’expression qui va restreindre à quatre nature mortes la récolte d’un été à Mont-roig : le Jeu de cartes espagnoles, la Table au lapin, le Cheval, la pipe et la fleur rouge, Nature morte au raisin, sont de superbes peintures débordantes d’énergie et chargées d’une extrême force plastique.

Le Jeu de cartes espagnoles, 1920
Le Jeu de cartes espagnoles, 1920, Joan Miró
(The Minneapolis Institute of Art)
La Table au lapin, 1920, Joan Miró
La Table au lapin, 1920, Joan Miró (Suisse, collection particulière).

Comme il s’était servi des arabesques des tentures, des tapis ou des motifs du papier à fleurs, Miró utilise maintenant les droites, les angles, les plans intersectés et les facettes de l’analyse cubiste pour leur pouvoir d’abolir l’illusion perspectiviste. Un coq, un poisson, un lapin, un poivron, une jarre, un oignon, d’un réalisme très poussé, sont disposés sur une table et devant un fond très caractéristique du cubisme de Miró. Lorsque les objets peuvent être représentés frontalement (le coq, le lapin), ils seront peints de manière réaliste. La cruche, en revanche, sera morcelée géométriquement car elle offre trop ostensiblement son volume et appelle un modelé perspectif.

La palette de Miró, comme dans le Cheval, la pipe et la fleur rouge, est aux antipodes du chromatisme austère des cubistes. La couleur est traitée en tons purs juxtaposés dont les contrastes violents accentuent le rythme syncopé des éléments géométriques. Ces natures mortes révèlent aussi un autre aspect de l’art de Miró, sa parenté avec l’esthétique moderniste, ou Art nouveau, dont Barcelone depuis le début du siècle était imprégné, et surtout avec l’œuvre de Gaudí auquel il voue une admiration sans limites. Ces quelques toiles empruntent bien au cubisme un géométrisme superficiel, mais elles sont animées intérieurement par un lyrisme baroque qui procède directement des hallucinantes rêveries de ciment et des mosaïques de débris hétéroclites du Parc Güell et de la Sagrada Familia. Dans le Cheval, la pipe et la fleur rouge, le rapprochement est particulièrement net.

Le Cheval, la pipe et la fleur rouge, 1920, Joan Miró
Le Cheval, la pipe et la fleur rouge, 1920, Joan Miró (Philadelphia Museum of Art)

Dans le Grand Nu debout, le corps est analysé et rendu avec une vigueur sans tendresse. Mais des signes nombreux trahissent les futurs aspects de la femme dans l’écriture poétique qui sera la sienne en 1924. Le genou et les seins, l’un de profil, l’autre de face, sont comme détachés du corps, zones de blanc pur circonscrites par un trait noir à la courbe régulière. De même les lunules blanches des ongles des doigts et des orteils, l’extrême stylisation du profil et la découpe de la chevelure appartiennent déjà à l’autre versant de son œuvre.

Grand Nu debout, 1921, Joan Miró
Grand Nu debout, 1921, Joan Miró
(Collection particulière)

Mars 1921, Miró retourne à Paris, pour de bon cette fois, pour y vivre, y travailler, faire des rencontres, se confronter à d’autres, écrivains et artistes. Les difficultés qu’il rencontre ne découragent pas Miró, il a décidé de franchir le pas : « Définitivement plus jamais Barcelone ! Paris, et la campagne, et cela jusqu’à la mort ! ». À Paris, Miró s’accoutume aux méthodes d’investigation de l’imaginaire que les poètes découvrent ou redécouvrent, approfondissent et perfectionnent. Près de lui, Masson, se délivre par la violence du cubisme de ses premières peintures. Dan son atelier Miró découvrira l’art de Paul Klee, en avance de plusieurs années sur les peintres de Paris dans la voie des expériences irrationnelles et de l’exploration de l’inconscient. La même année, Dalmau tient sa promesse et réussit à organiser la première exposition individuelle de Miró à Paris : un désastre. Pourtant Maurice Raynal, le critique célèbre, a écrit une clairvoyante préface qui aurait pu alerter les amateurs : « Miró nous enseigne d’une façon catégorique combien la chance d’un artiste doué comme il l’est apporte une contribution efficace aux jeux de l’imagination ». Après l’échec de cette exposition, Miró quitte Paris pour Mont-roig et commence la Ferme, la Masia, qui sera le chef d’œuvre de sa première manière.

La Masia (la Ferme), 1921-1922, Joan Miró
La Masia (la Ferme), 1921-1922, Joan Miró (Washington, National Gallery)

Dans la Masia, Miró revient à l’esprit des paysages minutieux de 1918 et 1919. C’est qu’il veut ressaisir dans une dernière étreinte toute la réalité et la richesse du paysage et des lieux familiers, son bien le plus précieux, pour les emporter avec lui et affronter les rudes épreuves qui l’attendent à Paris. C’est sur le réalisme de la Ferme qu’il s’appuiera pour franchir les dernières barrières qui le séparent de son véritable domaine personnel. Le tableau, commencé à Mont-roig, continué à Barcelone, n’est achevé qu’en 1922, à Paris, rue Blomet. Aboutissement et synthèse de la première période, il contient en germe mille possibilités qui seront reprises plus tard et infléchies vers le fantastique. Le peintre le tient pour la base et la clé de toute son œuvre. C’est aussi un acte de foi et de fidélité envers le lieu quasi sacré où Miró a fait l’apprentissage de la vie et de l’art, au plus près de la nature.


Bibliographie

Dupin, Jacques. Miró. Flammarion. Paris, 2004
Gaillard, Georges. Ceci est la couleur de mes rêves. Seuil. Paris, 1977
Llorens, Tomàs. Catálogo de la exposición Miró: Tierra. Musée Thyssen Bornemisza. Madrid, 2008
Cirici, Alexandre. Miró Mirall. Polígrafa. Barcelone, 1977
Penrose, Roland. Miró. Daimon. Barcelone, 1976