Kasimir Malevitch : biographie et œuvres

Le chemin vers le suprématisme.

D’humble souche russo-polonaise, Kasimir Malevitch est né près de Kiev en 1878. Son père était contremaître dans une raffinerie de sucre à Kiev. Sa mère, probablement analphabète, lui témoigna toute son affection ; elle vécut auprès de lui jusqu’à sa mort à l’âge de quatre-vingt-seize ans. Enfant, Malevitch reçut donc une formation assez sommaire mais, grâce à son extraordinaire persévérance et à sa remarquable intelligence intuitive, il acquit plus tard de vastes connaissances. À l’âge de dix-neuf ans, Malevitch entra à l’École d’art de Kiev, qu’il quitta en 1900 pour travailler seul. Son arrivée à Moscou en 1905 coïncida avec le déclenchement de la révolution de Décembre à laquelle, comme beaucoup d’autres artistes, il prit un vif intérêt, allant même dans son zèle jusqu’à distribuer des brochures proscrites. Jusqu’à 1910, il travailla dans l’atelier de Roerburg, atelier réputé le plus avant-gardiste de son genre. C’est grâce à Roerburg que Mikhail Larionov découvrit Malevitch. Les œuvres de 1905-1908, au coup de pinceau très saccadé, rappellent par leur construction celles de Cézanne, Van Gogh, Gauguin, Bonnard, Vuillard et Derain, artistes qu’il étudiait avec passion dans les revues et grâce aux collections de Chtchoukine et de Morozov. Dans une œuvre comme La Vendeuse de fleurs de 1904-1905, présentée à la première exposition du Valet de carreau en 1910, on discerne déjà la main du maître. Il emprunte à Bonnard un plan double, simplement divisé où un personnage proéminent au premier plan se détache sur une perspective plongeante.

Autoportrait, 1911, Kasimir Malevitch, Moscou, Galerie Tretiakov.
Autoportrait, 1911, Kasimir Malevitch, Moscou, Galerie Tretiakov.
La Vendeuse de fleurs, 1904-1905, Kasimir Malevitch, Saint-Pétersbourg, Russian Museum.
La Vendeuse de fleurs, 1904-1905, Kasimir Malevitch, Saint-Pétersbourg, Russian Museum.
Province, vers 1907, Kasimir Malevitch, Amsterdam, Stedelijk Museum.
Province, vers 1907, Kasimir Malevitch, Amsterdam, Stedelijk Museum.

La peinture de Malevitch aborde et assimile rapidement les théories du cubisme puis du futurisme italien, rapidement dépassées au profit d’une représentation abstraite, fondée sur la « suprématie de la pure sensibilité dans les arts figuratifs ».

Suprématisme dynamique, Kasimir Malevitch, 1915-1916, Londres, Tate Modern.
Suprématisme dynamique, 1915-1916, Kasimir Malevitch, Londres, Tate Modern.

Période néoprimitiviste – série paysanne

Les premières œuvres caractéristiques de Malevitch datent de 1908. Il s’agit de grandes peintures à la gouache figurant des scènes de la vie paysanne – thèmes inspirés de la série « paysanne », période néoprimitiviste de Larionov et Gontcharova -, et dont il emprunta nombre de titres, tels Paysannes à l’église ou Le Bûcheron. La construction et l’exécution de ces tableaux inspirés des Matisse que Chtchoukine venait d’acquérir à cette époque notamment les célèbres Danse et Musique de 1910 dont l’influence sur Le Baigneur de Malevitch, est évidente. Le personnage très schématisé, à été réduit à leur simple expression, pour n’être plus que le véhicule d’un rythme dynamique.

Le Baigneur, 1909-1910, Kasimir Malevitch, Amsterdam, Stedelijk Museum.
Le Baigneur, 1909-1910, Kasimir Malevitch, Amsterdam, Stedelijk Museum.

Malevitch abandonne la gouache pour revenir à la peinture à l’huile, et sa touche de pinceau plus serrée balaie la toile d’un rythme égal et appuyé, caractéristique de sa nouvelle manière. Dans Femme aux seaux et à l’enfant, les fronts pointus et les traits volontairement exagérés des visages sont très soulignés, l’enfant n’étant que la répétition, à une autre échelle, de la figure de la femme.

Femme aux seaux et à l’enfant, 1910-1911, Kasimir Malevitch, Amsterdam, Stedelijk Museum.
Femme aux seaux et à l’enfant, 1910-1911, Kasimir Malevitch, Amsterdam, Stedelijk Museum.

L’œuvre Fenaison (1912) poursuit cette géométrisation de la figure centrale et la relie à l’arrière plan. Têtes, torses et meules de foin, déjà réduits à l’apparence de bêches, ont été encore plus schématisés par leur division en autant de blocs de couleur lumineux et contrastés. Au premier plan, la figure centrale presque aussi haute et large que le tableau domine souverainement la scène. Les touches de naturalisme dans la ligne d’horizon de Fenaison ont été complètement éliminées dans la La Récolte du seigle qui date également de 1912, l’œuvre de Malevitch la plus radicale de l’exposition de la Queue de l’âne. Ici toute la composition obéit à un rythme cubo-dynamique soutenu. Les couleurs éclatantes de ses première œuvres « paysannes » ont acquis une tonalité métallique, induite par le rythme mécanique de l’œuvre, les formes tabulaires et la gestuelle des figures stylisées.

Récolte du seigle, 1912, Kasimir Malevitch, Amsterdam, Stedelijk Museum.
Récolte du seigle, 1912, Kasimir Malevitch, Amsterdam, Stedelijk Museum.

Période cubo-futuriste

En 1912 Malevitch expose à Moscou avec le groupe Valet de Carreau et la même année à Munich à l’exposition « noir et blanc » du Blaue Reiter. Le Bûcheron (1911) est la première œuvre de maturité de la période cubo-futuriste de Malevitch. Elle fut présentée en 1912 à l’exposition de l’Union de la jeunesse à Saint-Pétersbourg. À l’exception du Bûcheron, les œuvres que Malevitch exposa à Moscou étaient bien plus intéressantes et radicales que celles qu’il présenta à Saint-Pétersbourg. Il n’y en avait que cinq mais elles résument à elles seules la progression du cubo-futurisme de Malevitch. Il s’agissait de Femme aux seaux, Tête de paysanne, Fenaison, Récolte du seigle et bien sûr Le Bûcheron. Ce dernier tableau est l’aboutissement logique de cette méthode particulière. La figure centrale est désormais intégrée à l’arrière-plan du tableau par une suite de formes cylindriques dynamiquement articulées. On est en dehors du temps et de l’espace, dans un univers distinct du monde naturel. Un petit illogisme contredit pourtant cette vision déshumanisée : le chausson discrètement réaliste au pied gauche du bûcheron.

Le Bûcheron, 1912, Kasimir Malevitch, Amsterdam, Stedelijk Museum.
Le Bûcheron, 1912, Kasimir Malevitch, Amsterdam, Stedelijk Museum.

Dans les années 1912-1913, Malevitch continua de travailler dans ce style cubo-futuriste. Les plus importantes œuvres de cette période furent présentées, avec les œuvres rayonnistes de Larionov et Gontcharova à l’exposition « La Cible » de mars 1913 et à celle de l’Union de la jeunesse en novembre de la même année. Petit à petit, le personnage mécanisé du Bûcheron se transforme en homme mécanique tel qu’il apparaît dans Le Rémouleur. D’une vision du monde naturel, subordonné à un rythme mécanique (comme dans Matin à la campagne après une tempête de neige) on arrive dans Femme aux seaux à un monde créé par une force mécanique dynamique. Le Portrait d’Ivan Klioun (1911) représente une mécanisation parfaite du cerveau humain ; Tête de paysanne (1913) est une composition quasi abstraite d’éléments cylindriques. Dans cette œuvre, Malevitch surpasse, dans son approche logique de la construction abstraite du tableau, à la fois les cubistes analytiques et Léger.

Matin à la campagne après une tempête de neige, 1912-1913, Kasimir Malevitch, New York, Guggenheim Museum.
Matin à la campagne après une tempête de neige, 1912-1913, Kasimir Malevitch, New York, Guggenheim Museum.
Femme aux seaux, 1912-1913, Kasimir Malevitch, New York, Museum of Modern Art.
Femme aux seaux, 1912-1913, Kasimir Malevitch, New York, Museum of Modern Art.

Les œuvres cubo-futuristes de Malevitch présentent plus d’une analogie avec l’œuvre de Léger de la même période comme La Femme en bleu de 1912. Malevitch a très certainement vu cette peinture lorsqu’elle fut exposée à Moscou en 1912, et sa lecture assidue des revues d’art l’avait sans doute familiarisé avec l’œuvre de Léger dans son ensemble. L’Escalier de 1914 est assez proche des idées de Malevitch et présente certains points communs avec Le Rémouleur de 1912 mais, comme les dates l’indiquent, Malevitch avait atteint ce stade deux ans avant Léger. La manière dont Léger construit ses toiles est profondément différente de celle de Malevitch à cette époque (1909-1914). Ses touches appliquées avec économie sont légères et il fait preuve d’une élégance toute française. Malevitch n’a au contraire aucune élégance : ses couleurs intenses et profondes sont appliquées selon un rythme dense et régulier sur tout la surface de la toile.

Le Rémouleur, 1912, Kasimir Malevitch, Yale University Art Gallery.
Le Rémouleur, 1912, Kasimir Malevitch, Yale University Art Gallery.

Vers la fin de l’année 1913, l’influence du cubisme synthétique de Picasso et de Braque commence à se manifester dans l’œuvre de Malevitch, qui abandonne bientôt le cubo-futurisme et fait subir à ses couleurs un changement radical. À la manière de Braque et de Picasso, il introduit de petits détails réalistes tels que l’homme au chapeau melon dans Dame sur un tram de 1913 ou les étoiles sur la casquette de La Garde. À partir de 1914, ces effets atteignent des proportions surréalistes. D’énormes lettres, formant des fragments de mots (comme dans Un Anglais à Moscou) sont accompagnés de toute une série d’objets hétéroclites : une minuscule église russe mordant sur un énorme poisson qui dissimule à moitié le visage de l’Anglais (lequel porte à son épaule, telle une épaulette décousue, l’inscription « Club d’équitation »), le dessin exquis de la bougie allumée dans un bougeoir suspendu en l’air, l’échelle dangereusement inclinée, le sabre embrassant la chandelle, le poisson crachant du feu – tout est sens dessus dessous et tourné en dérision dans ce que l’on pourrait qualifier d’esprit dada.

Un Anglais à Moscou, 1914, Kasimir Malevitch, Amsterdam, Stedelijk Museum.
Un Anglais à Moscou, 1914, Kasimir Malevitch, Amsterdam, Stedelijk Museum.

Période suprématiste

l est probable que comme il le prétendait, Malevitch commença à élaborer son système suprématiste en 1913. Il n’est pas moins malaisé de déterminer la date précise de l’exécution du Carré noir. Le fait qu’il n’ait été exposé que vers la fin de l’année 1915 ne prouve en aucune manière qu’il date de cette année-là. Malevitch n’exposait pas, sitôt achevées les œuvres les plus révolutionnaires, bien au contraire. Ses tableaux cubo-futuristes, par exemple, furent presque tous montrés un an, sinon deux, après leur réalisation. Ce n’est néanmoins qu’en décembre 1915, lors de la seconde exposition regroupant tous les artistes des écoles de peinture abstraite et intitulée « 0,10 », que Malevitch proclama son système suprématiste. Il y présente en tout 35 œuvres abstraites dont aucune ne portait, dans le catalogue la mention « suprématiste ». Malevitch s’en expliqua en ces termes : « En intitulant certaines de ces peintures, je n’ai pas voulu marquer la forme qu’il fallait y chercher, mais plutôt indiquer que des formes réelles servirent de fondement à des masses informes constituant un tableau sans aucun rapport avec des formes existant dans la nature. » Carré noir venait en tête de liste. Au Carré noir sur fond blanc succède le Cercle noir, auquel font suite deux carrés identiques et symétriques. Puis la couleur rouge est introduite et le carré noir s’écarte sur la gauche tandis qu’un carré rouge plus petit opère une translation selon un axe diagonal. Cet axe dynamique est alors conservé comme élément fondamental.

Carré noir ; Cercle noir, vers 1913, Kasimir Malevitch, Saint-Pétersbourg, Musée Russe.
Carré noir ; Cercle noir, vers 1913, Kasimir Malevitch, Saint-Pétersbourg, Musée Russe.

Des simples barres rectangulaires rouges et noires, puis bleues et vertes, poursuivent ce mouvement. Le rectangle se fait trapèze ; la diagonal se répète sur un second axe puis, grâce à la répétition d’un élément à deux échelles, l’espace est réintroduit. S’ensuit à partir de ces éléments géométriques de base une progression simple ; dans un premier temps, ces éléments sont peints en noir et blanc, puis le rouge, le jaune, le vert et le bleu sont à nouveau introduits, et la gamme des couleurs cubo-futuristes est à nouveau présente.

Maison en construction, 1914-1915, Kasimir Malevitch, Canberra, Australian National Gallery.
Maison en construction, 1914-1915, Kasimir Malevitch, Canberra, Australian National Gallery.
Suprématisme 18, vers 1914 ; Suprématisme, 1917, Kasimir Malevitch.
Suprématisme 18, vers 1914, Amsterdam, Stedelijk Museum ; Suprématisme, 1917, New York, Museum of Modern Art (MoMA).

Vers 1916, Malevitch commença à introduire de tons plus complexes – brun, rose, mauve -, à élaborer des formes plus compliquées – un cercle coupé, de petites formes de flèches – ainsi que des relations plus riches – découpage, répétition, recouvrement, obscurcissement – produisant une troisième dimension. Des formes adoucies, pâles et presque immatérielles sont caractéristiques de ces œuvres suprématistes plus tardives dont l’élément de « propagande » est à présent absent. La clarté et l’aspect concret initiaux, fondés sur des entités chromatiques et des formes closes, contrastent maintenant avec ces ombres arrondies et menaçantes. Ce nouvel élément mystique est décrit par Malevitch comme une sensation d’infini, d’un espace dénué de forme humaine.

Suprématisme (supremus n° 56), 1916, Kasimir Malevitch, Saint-Pétersbourg, Musée russe.
Suprématisme (supremus n° 56), 1916, Kasimir Malevitch, Saint-Pétersbourg, Musée russe.

Après la révolution d’Octobre, lorsque les artistes soviétiques cherchent à fournir des contributions spécifiques à la construction d’une nouvelle réalité, Malevitch cesse quasiment de peindre et se consacre alors à la conception de structures suprématistes et d’habitations idéales dans le cadre d’une intense activité didactique qu’il exerce à Moscou et à Vitebsk (1919-1922) et, en 1924, à la direction de l’Institut pour l’étude de la culture artistique à Leningrad. L’enseignement de Malevitch vise à généraliser une « nouvelle sensibilité », en rapport avec le grand changement économique et social qui a eu lieu, qu’il faut poursuivre à travers le recours à une logique libérée des anciens points de référence (les idées, par exemple, de haut et de bas) et qui doit se fondé sur l’emploi de technologies les plus modernes.

Gota 2-a, 1923-1927, Kasimir Malevitch, reconstitution de l’Architectone de Malevitch par Paul Pedersen en 1978, Paris, Centre Pompidou.
Gota 2-a, 1923-1927, Kasimir Malevitch, reconstitution de l’Architectone de Malevitch par Paul Pedersen en 1978, Paris, Centre Pompidou.

Dernières œuvres

Entre 1928 et 1932, Malevitch utilise un vocabulaire formel de suprématisme pour réaliser à nouveau de toiles sur des sujets paysans. Il est difficile de comprendre les motifs de ce changement, mail il semble qu’il na été imposé par le pouvoir politique. L’importance accordée par l’artiste au monde rural et à la religiosité qui anime celui-ci transparaît autant dans ses textes que dans ses tableaux, qui prennent l’aspect d’icônes. Entre 1932 et 1934, Malevitch a aussi réalisé des portraits où il introduit le modelé. Dans son propre Autoportrait (Saint-Pétersbourg, Musée Russe), il est vêtu en homme de la Renaissance, mais un carré noir sur fond blanc sert de signature.

Jeune fille avec peigne aux cheveux, 1932-33, Kasimir Malevitch, Moscou, Galerie Tretiakov.
Jeune fille avec peigne aux cheveux, 1932-33, Kasimir Malevitch, Moscou, Galerie Tretiakov.
Jeunes filles aux champs, 1928-1832, Kasimir Malevitch, Saint-Pétersbourg, Musée Russe.
Jeunes filles aux champs, 1928-1832, Saint-Pétersbourg, Musée Russe.
Aux vendanges, Martha et Vanka, Kasimir Malevitch, 1928-1929, Saint-Pétersbourg, Musée Russe.
Aux vendanges, Martha et Vanka, 1928-1929, Kasimir Malevitch, Saint-Pétersbourg, Musée Russe.

Malgré les accusations de mysticisme qu’adressent les constructivistes à son mythe utopique interplanétaire d’un « nouveau monde suprématiste », le recherche de Malevitch exerce une influence importante sur l’avant-garde artistique européenne des années 1920 : en Hollande, Van Doesburg et Mondrian ; en Allemagne avec l’exposition de Berlin en 1927 et la publication, dans la collection de livres du Bauhaus, du Monde sans objet (la même année de publication Point et ligne sur le plan par Kandinsky au Bauhaus). En Union soviétique, les expériences artistiques se heurtent, désormais, à la politique culturelle stalinienne ; durant ses dernières années, Malevitch (qui avait été arrêté en 1930) revient à des expressions figuratives plus conformes au goût officiel. Son œuvre, presque oubliée après les expositions de Varsovie et de Berlin, est redécouverte à la fin des années 1950 ; une grande partie de ses tableaux est conservée au Stedelijk Museum d’Amsterdam.

Tête de paysan, vers 1928-1930, Kasimir Malevitch, Saint-Pétersbourg, Musée Russe
Tête de paysan, vers 1928-1930, Kasimir Malevitch, Saint-Pétersbourg, Musée Russe.


Bibliographie

Nakov, Andrei. L’Avant-garde russe. Hazan, 2001
Collectif. La Russie et les avant-gardes, 1908-1928. Cat. exposition. 2003
Gray, Camille. L’Avant-garde russe. Thames & Hudson. 2003
Marcadé, Jean-Claude. L’Avant-garde russe, 1907-1927. Flammarion, 2004
Dulguerova, E. Usages et utopies : L’avant-garde russe prérévolutionnaire. Presses du Réel, 2015