Loisirs et plaisirs dans la peinture de genre hollandaise

Les joyeuses compagnies

Dans la société laborieuse de la République hollandaise, le temps consacré aux loisirs était rare et, de ce fait, on en jouissait intensément. La récréation, sous ses différents aspects, était pour les peintres de genre un thème tout aussi important que le travail. Les scènes dites de « joyeuses compagnies » ont joui d’une vogue relativement éphémère au cours des quelque trente premières années du XVIIe siècle. Elles représentent des groupes d’hommes et de femmes jeunes, élégamment vêtus, attablés et jouant de la musique. Elles illustrent les excès et, comme le savaient les spectateurs auxquels elles s’adressaient, reprenaient à leur compte le sentiment de condamnation morale. Les décors en sont le plus souvent délibérément irréalistes. L’espace exigu occupé par les personnages et les excès de leur comportement ainsi que de leur costume soulignent l’aspect emblématique, voir théâtral, de ces tableaux. La société calviniste de la République réprouvait sévèrement les vêtements voyants, les excès alimentaires, l’oisiveté et, c’est bien là l’esprit qui animent les inscriptions sévères qui accompagnent les estampes de Cornelis van Kittensteyn, exécutées d’après des scènes de joyeuses compagnies de Dirck Hals.

Joyeuse compagnie, 1627, Dirck Hals
Joyeuse compagnie, 1627, Dirck Hals (Berlin-Dahlem, Staatliche Museen)

David Vinckboons occupe une place centrale dans l’évolution et la popularisation des scènes de joyeuses compagnies, mais celles-ci sont particulièrement associées à deux peintres : Willem Buytewech et Dirck Hals. Buytewech naquit et fut formé à Rotterdam, mais dès 1612, il était à Haarlem où il entra à la guilde de saint Luc, et où il vécut jusqu’en 1617. C’est au cours de ces années, qu’en compagnie de Hals et d’Esaias van de Velde, également à la guilde de saint Luc, qu’il mit au point et raffina ce sujet. Buytewech entretenait des relations étroites avec le théâtre contemporain ; il dessina la page de titre du recueil des pièces de Gerbrand Bredero, entre autres. Il a également illustré une scène de Lucelle, pièce du même auteur et il existe une similitude frappante entre les personnages des amants que sont Lucelle et Ascagnes dans la gravure illustrant une scène de la pièce, et les personnages de ses joyeuses compagnies.

Lucelle et Ascagnes, Willem Buytewech l’Ancien
Lucelle et Ascagnes, gravure à l’eau forte,
Willem Buytewech l’Ancien (Amsterdam, Rijksmuseum)

La gravure de Buytewech contient également un élément qui relève de la peinture de vanité; celui-ci appartient à la tradition selon laquelle un couple d’amants est surpris par la mort, idée appropriée à la pièce de théâtre du même nom, puisque la troisième personne qui épie le couple est Lekkerbeetje, le cuisinier qui fournira le poison nécessaire au suicide des amants.

Joyeuse compagnie, vers 1622-24, Willem Buytewech
Joyeuse compagnie, vers 1622-24, Willem Buytewech (New York, The Frick Collection)
La Fête champêtre, 1627, Dirck Hals
La Fête champêtre, 1627, Dirck Hals (Amsterdam, Rijksmuseum)

Les joyeuses compagnies ne sont pas exclusivement campées dans un cadre de tavernes. Elles peuvent être représentées en plein air, comme c’est le cas de cette fête champêtre de Dirck Hals, qui a pour cadre les pelouses d’un élégant domaine, parsemées de statues antiques.

La Fête champêtre, 1627, Dirck Hals, détail

Ce jardin s’apparente au « jardin d’amour » médiéval. Ici, les mêmes jeunes gens, élégamment vêtus mangent, boivent, font de la musique et badinent. Seul le petit singe domestique, symbole des bas instincts de l’homme, et de la concupiscence en particulier, introduit une fausse note dans cette scène idyllique.

La relation amoureuse est le sujet d’une mystérieuse joyeuse compagnie de Buytewech du Rijksmuseum dans laquelle on voit deux couples devant une fontaine creusée dans une niche. Les armoiries de la grille devant la fenêtre ont suggéré qu’il s’agissait d’un portrait de groupe, mais on ne reconnaît dans le détail aucune armoire connue et les personnages représentés sont des types conventionnels chez cet artiste. Plus qu’un portrait, pour lequel on aurait posé, il s’agit d’une évocation subtile de l’amour sous forme de joyeuse compagnie.

Joyeuse compagnie, 1616-1620, Willem Buytewech
Joyeuse compagnie, 1616-1620, Willem Buytewech (Amsterdam, Rijksmuseum)

La fontaine fait référence à la fontaine d’amour comme le font les roses près de la femme assise, et la toile d’araignée qui enveloppe les armoiries a été rapprochée de celle d’un emblème de Jacob Cats (Livre d’emblèmes Silenus Alcibiadis, sive Proteus, édition parue en 1618) qui la compare au filet jeté par Vénus sur ses victimes.

Joyeuse compagnie dinant en plein air, Esaias van de Velde
Joyeuse compagnie dinant en plein air (dans un parc), Esaias van de Velde
(Amsterdam, Rijksmuseum)

Esaias van de Velde (vers 1591-1630), exécuta des scènes de « joyeuses compagnies », des batailles de cavalerie et des scènes représentant des voyageurs agressées par des bandits. Son activité principale est toutefois celle de paysagiste et il occupe une place clé dans l’évolution du paysage réaliste à Haarlem.

Auberges et tavernes

Une contradiction frappante de cette société, imprégnée de morale calviniste austère, est le grand nombre de tableaux hollandais représentant tant des maisons closes comme des tavernes, et pour lesquels on peut supposer qu’il y avait une grande demande. La distinction entre ceux deux types d’établissements est difficile à faire dans la peinture de genre hollandaise du XVIIe siècle. Les tavernes constituaient un foyer important de la vie sociale pour les classes inférieures dans les Pays-Bas septentrionaux ; elles furent souvent représentées par les peintres de genre, grouillant d’un petit monde jouant et buvant. Leurs meilleurs illustrateurs sont Adriaen van Ostade et Jan Steen, qui s’étaient spécialisés dans les scènes de la vie paysanne. L’Intérieur d’une taverne de Steen représente deux distractions offertes par les tavernes (au premier plan un vieil homme tient les jupes de l’aubergiste, tandis qu’au second plan se joue au tric-trac). Le Bar d’Abraham Diepraam de 1665 illustre de façon particulièrement vivante la bêtise et la complaisance des paysans. Un homme aux traits grossiers, exempt d’intelligence, le verre de vin dans une main, le pichet dans l’autre, présente au spectateur une face hilare, illustration parfaite du ridendo dicere verum (la vérité est dans le rire), car la vérité est la bêtise-même de ce paysan, lui-même objet de ridicule.

Le Bar, 1665, Abraham Diepraam
Le Bar, 1665, Abraham Diepraam (Amsterdam, Rijksmuseum)

Rembrandt pour sa part, fait allusion au thème du Fils Prodigue dans une taverne dans son remarquable Autoportrait avec Saskia. Il se représente lui-même dans un costume des plus extravagants, le regard dirigé vers le spectateur, brandissant un verre de bière. De l’autre bras, il enlace Saskia perchée sur ses genoux. Que Rembrandt ait pu choisir de se représenter en Fils Prodige, conscient sans doute de sa propre prodigalité bien connue et montrer sa jeune épouse comme l’un des instruments de sa propre déchéance, témoigne d’une grande liberté à l’égard des sujets dits traditionnels et manifeste également un mépris total pour les catégories picturales, puisque le tableau réunit en un seul une scène d’histoire, une scène de genre et un double portrait.

Autoportrait avec Saskia, vers 1635, Rembrandt van Rijn
Autoportrait avec Saskia, vers 1635, Rembrandt van Rijn (Dresde, Gemäldegalerie)
Intérieur de taverne, 1665, Adriaen van Ostade
Intérieur de taverne, 1665, Adriaen van Ostade (Dresde, Gemäldegalerie)

Jan Steen est de toute évidence un maître de premier ordre : son œuvre est quantitativement imposante et, même s’il a laissé de nombreux tableaux « historiques », l’essentiel de sa production appartient à la peinture de genre. Il est capable de tout peindre : les amoureux au regard alangui et la jeune fille recevant une lettre, la visite du médecin comme les mangeurs d’huîtres, les scènes élégantes ou populaires, les vices et les vertus, les allégories et les portraits. Mais ses tableaux les plus caractéristiques représentent de multiples personnages, de milieu populaire, dans une ambiance de joyeux désordre.

La Danse de l’œuf, 1674, Jan Steen
La Danse de l’œuf, 1674, Jan Steen (Londres, Wellington Museum)

Une taverne bondée et bruyante est le cadre de l’une des compositions les plus complexes et les plus ambitieuses de Jan Steen. Dans cette version de la danse ancienne, exécutée aux Pays-Bas au XVIe et XVIIe siècles, un cercle de craie est tracé sur le sol; des feuilles, des fleurs et des œufs étaient placés à l’intérieur. Les danseurs devaient faire sortir les œufs du cercle avec le pied lorsqu’ils s’en approchaient en dansant, et celui qui avait réussi le premier recevait en récompense un panier d’œufs. La musique est ici exécutée par un joueur de cornemuse au premier plan (dont le regard est tourné vers le spectateur) et par un violoneux.

La Danse de l’œuf, 1674, Jan Steen, détail

Ailleurs, dans la taverne, on voit des buveurs dont l’un (à gauche à l’arrière-plan) ressemble à Steen lui-même et lève le verre en regardant le spectateur; des fumeurs, un marchand de harengs, des enfants avec leurs jouets, des couples d’amoureux sur les marches et dans les recoins et, près de la porte, deux hommes et une femme élégamment vêtus qui hésitent à entrer dans cet établissement.

Le tavernes étaient un foyer de la vie sociale hollandaise et certains entreprenants offraient des possibilités de jeux à leurs clients. Dans un tableau de 1667, Adriaen van Ostade a représenté une partie de galet. La longue table de bois ciré sur laquelle est lancé un galet (pièce ou disque) d’un coup sec de la paume de la main, a été installée dans le jardin, au-dessous d’un auvent qui protège les joueurs des intempéries.

Une cour d’auberge avec le jeu de galet, 1677, Adriaen van Ostade
Une cour d’auberge avec le jeu de galet, 1677, Adriaen van Ostade
(Londres, Wellington Museum)

Les jeux de cartes et le trictrac étaient de passetemps populaires dans les tavernes comme à la maison, et illustrent traditionnellement le jeu dans la peinture de genre. On les a vus caractériser l’oisiveté (utilisation futile du temps) ou bien – jeux du hasard – symboliser la condition mortelle de l’homme : la vie de l’homme étant aussi fortuite qu’un coup de dés… Les joueurs de trictrac de Willen Duyster, profondément absorbés dans leur jeu, sont engagés dans une activité totalement futile ; leur temps et, par extension, leur vie entière, s’envole comme se dissipe dans l’air la fumée du tabac des fumeurs de pipe.

Joueurs de trictrac, 1625-1630, Willen Duyster
Joueurs de trictrac, 1625-1630, Willen Duyster (Londres, National Gallery)

Cornelis de Man a représenté une partie de cartes. Le tableau montre un couple de joueurs et un enfant qui distrait l’attention de la femme ; celle-ci détourne le regard vers la gauche. Il est difficile de savoir si De Man se propose de montrer autre chose qu’une paisible scène domestique, mais le tableau a été mis en relation avec un emblème de Johan de Brune qui a pour devise : « Vous tenez le cœur, n’ajoutez pas un mot ». La femme tient l’as de cœur qu’elle montre à son adversaire. Le texte explique que la femme qui commande au cœur de l’homme est l’éternelle gagnante.

Les joueurs de cartes, vers 1655-1665, Cornelis de Man
Les joueurs de cartes, vers 1655-1665, Cornelis de Man (Grande-Bretagne, The National Trust, Polesden Lacey)

Kermesses et foires

La foire de campagne traditionnelle, ou kermesse était à l’origine une fête religieuse. Elle avait lieu le jour de la fête d’un saint et son objet était la commémoration de la fondation d’une église. Le service religieux occupait une bonne partie du temps de la fête qui comportait, bien sûr, des activités moins spirituelles, ripailles, beuveries et danses, ce qui entrainait la réprobation de l’Église qui voyait là le blasphème et dépravation. La peinture moralisante prenait alors le relais de l’Église. Ainsi, dans La Danse des paysans de Pieter Brueghel ou Bruegel (Vienne), les amants, le buveurs et les danseurs se montrent oublieux de l’étendard religieux suspendu au centre gauche du tableau et de l’image de la Vierge, fixée à l’arbre de droite. La description par Bruegel des foires de village, a véritablement une dimension morale. Mais le ton n’est pas celui de la condamnation austère de Calvin, mais bien plutôt celui de la résignation ironique d’Érasme dans L’Éloge de la Folie.

La Danse des paysans, 1568, Pieter Bruegel l’Ancien
La Danse des paysans, 1568, Pieter Bruegel l’Ancien (Vienne, Kunsthistorisches Museum)

Les foires étaient condamnées par les prédicateurs calvinistes, mais ceci ne les empêcha pas de devenir progressivement totalement profanes, et prirent un caractère de plus en plus commercial. Éventaires et tréteaux de marchands et de charlatans, colporteurs, gitanes diseuses de bonne aventure se montraient dans les foires de villages tandis que les foires urbaines, tenues sur de vastes emplacements à la périphérie des villes, offraient des distractions plus évoluées. L’inventeur de microscope, Antoni van Leeuwenhoek rapporte qu’il apprit le soufflage du verre dans les foires et c’est par les foires d’Hollande où il démontra sa technique de plongée, que l’ingénieur Jan Leeghwater fit accepter l’idée de l’assèchement des polders. Parmi les formes de négoce effectuées avec enthousiasme dans les foires, la vente de tableaux figurait en bonne place, ainsi que l’a noté le voyageur anglais Evelyn à propos de la foire de Rotterdam. Dans chaque ville la Guilde saint Luc n’accordait le droit de vendre des tableaux qu’à ses membres; mais cette règle n’était généralement pas maintenue pendant toute la durée de la foire.

La Kermesse de la Saint Georges, d’après Pieter Bruegel l’Ancien
La Kermesse de la Saint Georges, d’après Pieter Bruegel l’Ancien (Amsterdam, Rijksmuseum)

L’image, synthétique, illustre une variété d’activités villageoises qui n’auraient pu logiquement se dérouler simultanément. L’église est au second plan, et une importance plus grande est accordé à l’auberge des Trois Couronnes, décorée d’un étendard portant l’inscription « Laet die boeren haer kermis houven » (Laissez les paysans célébrer leur kermesse) référence sans doute délibérée à l’édit de Charles Quint sur la limitation de leur durée.

La Kermesse de campagne, 1625, David Vinckboons
La Kermesse de campagne, 1625, David Vinckboons (Amsterdam, Rijksmuseum)

Dans cette scène de kermesse, l’ironie est si diluée qu’elle est à peine perceptible. L’église au milieu de l’arrière-plan domine le déroulement de la fête et, cependant, il est difficile de voir dans la position centrale autre chose que l’expression d’une nécessité formelle de la composition. Les éventaires des commerçants sont bien en vue, indication de la nature progressivement plus commerçante de la manifestation.

La Kermesse de campagne, 1625, David Vinckboons, détail

Un stand frappe particulièrement, c’est celui où l’on vent des tableaux. La grande différence entre le traitement du sujet par Bruegel et celui de Vinckboons est l’inclusion par ce dernier d’un groupe de personnages richement vêtus, aux hautes collerettes, aux chapeaux empanachés, au milieu des paysans. Il ne s’agit pas nécessairement de l’aristocratie locale, mais davantage d’un groupe de riches citadins venus passer un jour à la campagne. De nombreux marchands d’Amsterdam achetèrent des maisons et des domaines à la campagne, héritant par là de titres nobiliaires attachés à ces résidences.

Patinage et jeux sur la glace

Depuis la fin du XVe siècle et jusqu’au milieu du XIX siècle, l’Europe connut des hivers bien plus rigoureux qu’aujourd’hui. La Tamise et les canaux de Venise étaient chaque année pris par les glaces et il en allait de même chaque hiver des canaux et bassins portuaires d’Amsterdam. Sir William Temple, diplomate et essayiste anglais a noté : « Très souvent leurs ports sont bloqués pendant deux ou trois mois par les glaces, au moment où les nôtres, dégelés, sont ouverts à la navigation. » Les plaisirs de l’hiver nordique avaient déjà été célébrés par Pieter Bruegel et ses disciples. L’une des premières représentations hollandaises des joies de l’hiver est le tableau sur bois d’Adam van Breen. Ses personnages aux vêtements à la mode pourraient fort bien être des courtisans (le peintre avait travaillé à La Haye à la cour du Prince Maurice). Pour les patineurs l’hiver signifie distractions plaisantes, pour la famille pauvre et démunie, froid et privations.

Scène d’hiver, 1615-1620, Adam van Breen
Scène d’hiver, 1615-1620, Adam van Breen (Amsterdam, Rijksmuseum)

Hendrick Avercamp est le plus connu des peintres de l’hiver hollandais. Actif dans la petite ville provinciale de Kampen, son premier contact avec la tradition du paysage flamand (point de vue panoramique et traitement très particulier, hautement individualisé des personnages) a déterminé son style qui ne changera guère de toute sa carrière. Ses petits personnages trapus aux vêtements colorés sont représentés dans les multiples activités auxquelles invite l’hiver hollandais, certaines étant plus énergiques que d’autres.

Paysage d’hiver avec patineurs, vers 1608, Hendrick Avercamp
Paysage d’hiver avec patineurs, vers 1608, Hendrick Avercamp (Amsterdam, Rijksmuseum)
Bibliographie

Kahr, Madlyn Millner. La peinture hollandaise du Siècle d’or. Paris, 1998
Brown, Christopher. La peinture de genre hollandaise au XVIIe siècle. Amsterdam, 1984
Leymarie, Jean. La peinture hollandaise. Paris, 1956
Todorov, Tzvetan. Éloge du quotidien : essai sur la peinture hollandaise du XVIIe siècle. Paris, 1993
Westermann, Mariët. Le siècle d’or en Hollande. Paris, Flammarion, 1996