Le Réalisme

Art, politique et « vie moderne »

Le passage d’une économie encore largement agricole à une économie de type industriel est à l’origine d’une spectaculaire croissance de la population urbaine et, parallèlement, d’une sensible détérioration des conditions de vie du nouveau prolétariat urbain. L’idéalisme humanitaire du XVIIIe siècle cède alors la place à une ardente exigence de réformes politiques et sociales, contrée par l’opposition intransigeante d’une élite résolue à maintenir ses privilèges. Un affrontement violent est inévitable. Au centre de débats passionnés, le socialisme radical de Marx et de Proudhon et les œuvres littéraires de Zola, Baudelaire et Dickens puisaient à des sources communes :  conséquences de l’industrialisation, opposition entre le bien-être de la bourgeoisie et la misère des classes prolétaires, entre l’élégance des nouveaux quartiers résidentiels et la dégradation des bas-fonds. Dans le domaine des arts plastiques, ces mêmes thèmes trouvèrent à s’exprimer au sein du mouvement réaliste. Outre Courbet, dont la peinture sombre et douloureuse, aux sujets scabreux, parfois même obscènes, suscite d’innombrables controverses avec les critiques et les idéaux bourgeois, le réalisme réunit aussi le mystique Jean-François Millet (1814-1875) et Honoré Daumier (1808-1879), caricaturiste mordant de la politique et des milieux judiciaires, mais aussi peintre attentif au monde des plus humbles. L’appel de Baudelaire aux artistes pour qu’ils s’approprient « l’héroïsme de la vie moderne » fut accueilli par un nombre croissant de peintres, refusant le conditionnement des conventions.

La Blanchisseuse, 1863, Honoré Daumier
La Blanchisseuse, 1863, Honoré Daumier (Paris, Musée d’Orsay)

Élément important de l’économie bourgeoise parisienne, la blanchisserie fournissait du travail a un grand nombre de femmes du peuple. Dans cette peinture de Daumier, le personnage de la blanchisseuse ne fait l’objet d’aucune idéalisation.

Les Raboteurs de parquet, 1875, Gustave Caillebotte
Les Raboteurs de parquet, 1875, Gustave Caillebotte (Paris, musée d’Orsay)
Les Cribleuses de blé, 1855, Gustave Courbet
Les Cribleuses de blé, 1855, Gustave Courbet (Nantes, musée des Beaux-Arts)

La peinture réaliste s’affirme en contradiction avec les idéaux moralistes qui avaient caractérisé l’art académique. Les toiles représentent maintenant les pauvres, les ouvriers, les malheureux : ce n’est pas un hasard si le réalisme connaît un grand succès en Europe après les mouvements sociaux et politiques de 1848. Les sujets chers au romantisme, comme l’exotisme, le sublime et la spiritualité, sont remplacés par des situations plus proches de la réalité concrète de la vie quotidienne. Le réalisme va marquer durablement la peinture française, pénétrant jusqu’au cœur du courant impressionniste.

Daumier : « Il faut être de son temps »

L’art d’Honoré Daumier rend compte de la condition humaine d’une façon qui va bien au-delà du réalisme. En déclarant qu’il « faut être de son temps », Daumier souligne la distance grandissante entre art officiel et art d’avant-garde. Daumier porta un regard implacable sur la bourgeoisie et la magistrature. Il effectua de la satire politique avec l’événement de la République puis du Second Empire, dont il symbolisa les vices et les défauts avec le personnage de « Ratapoil », chez qui les éléments tirés du réel deviennent un emblème de la misère. Dans les différentes versions des Immigrants (1848-51), on retrouve le symbole d’une condition humaine plus générale. Ami de Corot, ainsi que de Rousseau et de Millet, il se consacra à la peinture aux environs de 1860. Il traita dans cette technique des thèmes tirés de la vie des milieux humbles et des scènes des rues ou de gares.

La Troisième classe, vers 1862-1864, Honoré Daumier
La Troisième classe, vers 1862-1864, Honoré Daumier (New York, Metropolitan Museum)

Honoré Daumier (1808-1879), en 1816 s’installe à Paris et travaille comme garçon de courses d’un huissier, et put sans doute observer le type de grand avocat qu’il représenta à plusieurs reprises par la suite. Il s’initia à la peinture auprès d’Alexandre Lenoir, qui lui transmit son admiration pour Titien et Rubens. À ses débuts, il se consacra essentiellement à la lithographie et sa notoriété fut d’abord lié à sa collaboration à La Caricature, journal créé en 1831 hostile au gouvernement de Louis-Philippe, Daumier s’y fit le porte-parole d’attaques féroces qui lui valurent une série de condamnations immédiates (Gargantua). En 1834, après la publication de ses lithographies les plus violentes (La Rue Transnonain) la censure supprima La Caricature, qui toutefois reprit immédiatement après sous un nouveau titre, Le Charivari.

Rue Transnonain, Honoré Daumier
Rue Transnonain, le 15 avril 1834, Honoré Daumier (Paris, Bibliothèque nationale de France)

Cette lithographie qui retrace un fait divers, Baudelaire la considérait comme l’un des sommets de l’œuvre de Daumier. Il en donne cette description terrible : « Dans une chambre pauvre et triste, la chambre traditionnelle du prolétaire, aux meubles banals et indispensables, le corps d’un ouvrier nu, en chemise et bonnet de coton, gît sur le dos, tout de son long, les jambes et les bras écartés. Il y a eu sans doute dans la chambre une grande lutte et un grand tapage, car les chaises sont renversées, ainsi que la table de nuit et le pot de chambre. Sous le poids de son cadavre, le père écrase entre son dos et le carreau le cadavre de son petit enfant. Dans cette mansarde froide, il n’y a que silence et mort. »

Entre onze heures et minuit, Paris l'hiver, Daumier
Entre onze heures et minuit, Paris l’hiver, Le Charivari, 21 décembre 1844 (Paris, Bibliothèque National de France)

À mi-chemin entre Balzac et Baudelaire, Daumier observait les rites de la ville moderne, c’est-à-dire Paris, ses rythmes sociaux et météorologiques ainsi que la gestuelle de ses habitants : « – Sapristi… voilà un homme qui à l’air bien féroce… ça doit être un chourineur… et je n’ai pas le moindre poignard! Saperlotte… je suis perdu… il est impossible que ce brigand ne soit pas un escarpe… je donnerais dix ans de la vie de ma femme pour avoir un pistolet! »

L'Amateur d'estampes, 1860, Honoré Daumier
L’Amateur d’estampes, 1860, Honoré Daumier
(Paris, musée du Petit Palais)

Les compositions de Daumier se distinguent par un grand sens de l’équilibre de masses, soulignées de façon appuyée, de puissants effets clair-obscur, une scansion affirmée et une facture riche et rapide. Les derniers travaux de l’artiste se rapprochent toujours plus de Fragonard, une passion de ses années de jeunesse, par leur trait large et légère ainsi que par les tons clairs et à peine voilés.

Jean-François Millet

Vers 1848, un groupe de peintres se réunit à Barbizon, dans la forêt de Fontainebleau, voulant, comme le peintre anglais Constable, interroger la nature d’un œil neuf. L’un d’entre eux Jean-François Millet (1814-1875) s’attacha à envisager la figure, comme ses amis envisageaient le paysage. Bien qu’il les fréquentait et qu’il eut en commun avec eux la recherche naturaliste reflet d’un choix « idéologique » : la fuite de la condition inhumaine de la vie citadine et industrielle. Millet voulait peindre la vie paysanne telle qu’elle est, peindre des hommes et des femmes en plein travail des champs. L’exaltation de l’homme de peine, nouveau héros né des journées de 48, lié chez Millet à une compréhension profonde de la vie paysanne, marqua un moment important pour l’affirmation du réalisme du XIXe siècle et influença directement Courbet. La saison la plus caractéristique et la plus expressive de Millet coïncide avec les années 1850, quand naissent les grands tableaux d’inspiration paysanne : les travailleurs des champs sont exaltés par une composition qui en fait les protagonistes d’images héroïques, pleines d’une sacralité solennelle de la vie paysanne. Dans la célèbre toile Les Glaneuses (1857), la profondeur de l’horizon et la sérénité du moment donnent à la fatigue des pauvres glaneuses au dos courbé, un air de romantique noblesse.

Les Glaneuses, 1857, Jean-François Millet
Les Glaneuses, 1857, Jean-François Millet (Paris, musée d’Orsay)

Il n’y a rien d’idyllique dans ce tableau. Ces paysannes aux gestes lents et pesants sont tout absorbées dans leur besogne. Elles se détachent fortement sur le fond clair de la plaine ensoleillée. Millet a su donner à ses paysannes une dignité plus authentique que celle de tant de héros académiques.

Un Vanneur, vers 1848, Jean-François Millet
Un Vanneur, vers 1848, Jean-François Millet (Paris, musée d’Orsay)

Le réalisme du XIX siècle, dont les origines sont essentiellement françaises, fit également des disciples hors de France. Le refus des conventions académiques se manifeste à travers d’une grande variété de formes. S’il adopte parfois une couleur explicitement socialiste, ses motivations politiques sont souvent nuancées, voire parfaitement absentes. Dépourvu de véritable cohérence, ce mouvement traduit de façon plus générale une exigence de libre expression individuelle au sein de la société de l’époque, en même temps qu’il refuse toute contrainte issue de la tradition.

(Voir biographie complète de Jean-François Millet)

Menzel et le réalisme allemand

À l’époque de Bismarck, vers 1840, les ardeurs du romantisme faiblissent en Allemagne aussi. Époque de progrès technologique, Adolph von Menzel (Breslau 1815 – Berlin 1905) participe avec des images à succès à l’accroissement de la puissance allemande. Contrairement à ce qui se produit en France avec les provocations de Courbet, de Daumier et des impressionnistes, le réalisme allemand montre une forte identité culturelle et socio-économique entre les artistes et leur public. Attiré par les sujets modernes, Menzel donne un souffle épique au travail réalisé dans le laminoir dans le tableau La Forge. Les ouvriers employés des hauts-fourneaux de l’aciérie sont comparés aux cyclopes de la forge de Vulcain. Menzel déclare ;  « la chaleur, la fatigue, le bruit, l’agitation jaillit littéralement du tableau sur l’observateur. »

La Forge, 1875, Adolph von Menzel
La Forge (cyclopes modernes), 1875, Adolph von Menzel (Berlin, Nationalgalerie)
Le voyage à travers la belle campagne, 1892, Adolph von Menzel
Le voyage à travers la belle campagne, 1892, Adolph von Menzel (Collection privée)

L’artiste souligne le comportement purement touristique, presque « voyeur » des passagers devant la réalité qui les entoure en opposition avec le sommeil innocent et tranquille de l’enfant qui ne se laisse pas emporter par l’enthousiasme des autres passagers. Menzel fut l’un des premiers à traiter le thème des trains, symbole du progrès de la technique et de l’industrie.