Shakespeare, la peinture et le théâtre

L’iconographie shakespearienne.

La formule ut pictura poesis a force de loi depuis la Renaissance, elle n’est pourtant que l’expression d’une rencontre plus ancienne entre littérature et peinture. Car le fragment du vers d’Horace ne sert au fond qu’à désigner en trois mots l’identité des arts visuels et de la représentation dramatique : depuis Platon et Arioste, l’ ut pictura poesis est d’abord et essentiellement un ut pictura theatrum. Dans les textes anciens, qu’ils traitent de l’art de peindre ou de la mimesis plus généralement, la réflexion reconduit en permanence le lecteur vers l’horizon commun du théâtre et de l’image qui visent tous deux le simulacre d’une action humaine aux effets cathartiques. Au XIXe siècle, contrairement aux préconisations vertueuses de Jean-Jacques Rousseau ou de Winckelmann, la recherche d’une nouvelle vérité dramatique se noue à jamais au divorce affiché entre l’art et la morale. Extrême, extravagante, mêlant même l’humour au sublime des passions fortes, l’univers du zurichois Füssli justifie et amplifie ses licences par le recours aux textes canoniques du domaine anglais, Milton, Gray et surtout Shakespeare. Les œuvres dramatiques de William Shakespeare, premier et le plus grand interprète des folles passions humaines, ont eu une influence immense sur l’iconographie. Son monumental Lear chasse Cordelia fut la clé de voute de la Shakespeare Gallery, tant son pouvoir de suggestion est extraordinaire.

Lear chasse Cordelia, vers 1784-1790, Johann Heinrich Füssli, Toronto, Musée des Beaux-Arts de l’Ontario.
Lear chasse Cordelia, vers 1784-1790, Johann Heinrich Füssli, Toronto, Musée des Beaux-Arts de l’Ontario.

Les scènes shakespeariennes gagnaient en popularité depuis les premières décennies du XVIIIe siècle et dans les années 1760, l’engouement était bien établi dans la culture visuelle britannique. Macbeth, en particulier, avait connu un renouveau important avec la reprise par le comédien et directeur de théâtre David Garrick du scénario original de la pièce. En raison de l’intérêt contemporain pour le surnaturel, le sublime et le gothique, l’apparence des sorcières était l’une des scènes les plus populaires auprès des amateurs de théâtre, et était également l’une des scènes les plus fréquemment peintes de Shakespeare au XVIIIe siècle. Le tableau Les trois sorcières de Macbeth de Daniel Gardner représente trois des femmes les plus influentes sur le plan politique et social de la période. Il s’agit de Elizabeth Lamb, Georgiana duchesse de Devonshire et la sculpteur Anne Seymour Damer. Le choix du peintre de la scène du chaudron de Macbeth peut être lié à leurs machinations politiques en tant que égéries du parti Whig conduit par James Fox.

Les trois sorcières de Macbeth, 1775, Daniel Gardner, Londres, National Gallery.
Les trois sorcières de Macbeth, 1775, Daniel Gardner, Londres, National Gallery.
Falstaff dans le panier à linge (Les joyeuses commères de Windsor de William Shakespeare), 1792, Johann Heinrich Füssli, Zurich, Kunsthaus.
Falstaff dans le panier à linge (Les joyeuses commères de Windsor de William Shakespeare), 1792, Johann Heinrich Füssli, Zurich, Kunsthaus.

Les acteurs de Shakespeare

Alors qu’au début du XVIIIe siècle il n’existait aucun tableau figurant des scènes des œuvres de Shakespeare, à la fin du siècle des galeries entières lui étaient consacrées et les gravures des scènes de ses pièces étaient devenues populaires tant sous forme d’estampes que de gravures dans les éditions illustrées. La première édition illustrée parut en 1709 et le premier tableau Falstaff examinant ses recrues (1729) fut réalisé par le peintre William Hogarth d’après un croquis réalisé au théâtre de Drury Lane. Ce thème pictural se développa de façon spectaculaire avec l’arrivée sur la scène londonienne du très célèbre acteur David Garrick, en 1741. Hogarth reçu une somme exceptionnelle pour son portrait Garrick dans le rôle de Richard III. Figure la plus portraiturée d’Angleterre après les personnages de la famille royale, Garrick entretint des relations étroites avec nombre d’artistes de son époque, leur apportant sa collaboration pour chercher à capter aux mieux les instants dramatiques clés. Füssli, qui arriva à Londres dans les années 1760, venant de Suisse, se prit d’enthousiasme pour les interprétations de Garrick dans les rôles de Macbeth et de Richard III et resta toute sa vie fasciné par Shakespeare. Sa perception de l’auteur dépassa graduellement un niveau littéral pour explorer son « théâtre rêvé de l’esprit ». Pour nous, aujourd’hui, la vision de Füssli et de Blake, répond fort bien au défi posé par la transposition picturale des textes de Shakespeare.

David Garrick dans le rôle de Richard III, 1745, William Hogarth, Liverpool, Walker Art Gallery.
David Garrick dans le rôle de Richard III, 1745, William Hogarth, Liverpool, Walker Art Gallery.
Une scène de « La douzième nuit » de William Shakespeare, Maria, Olivia et Viola, vers 1789, William Hamilton, Londres, Victoria & Albert Museum.
Une scène de « La douzième nuit » de William Shakespeare, Maria, Olivia et Viola, vers 1789, William Hamilton, Londres, Victoria & Albert Museum.
Garrick et Mrs. Pritchard dans les rôles de Macbeth et de Lady Macbeth après l’assassinat du roi Duncan, 1766, Johann Heinrich Füssli, Zurich, Kunsthaus.
Garrick et Mrs. Pritchard dans les rôles de Macbeth et de Lady Macbeth après l’assassinat du roi Duncan, 1766, Johann Heinrich Füssli, Zurich, Kunsthaus.

La jeune actrice Ellen Terry avait un type de beauté très appréciée des peintres et fut décrite par un contemporain comme « L’Actrice du Peintre ». Pour George Bernard Shaw, qui la vit dans Hamlet, « était exactement comme si la puissance d’un beau tableau d’Ophélie avait été étendue à la parole et au chant ». De tous ses portraits, l’actrice avait une préférence pour celui que John Singer Sargent avait réalisé d’elle dans le rôle de lady Macbeth. Elle y portait une robe verte ornée d’ailes de scarabée, qui inspira Oscar Wilde le commentaire suivant : « la Lady Macbeth d’Ellen Terry prend soin de faire toutes ses courses à Byzance. »

Ellen Terry en Lady Macbeth, 1882, John Singer Sargent, Londres, Tate Britain.
Ellen Terry en Lady Macbeth, 1882, John Singer Sargent, Londres, Tate Britain.
Sylvia et Giulia dans la forêt, scène de Deux gentilshommes de Vérone de William Shakespeare 1788, Angelica Kauffmann, Londres, Collection privée.
Sylvia et Giulia dans la forêt, scène de Deux gentilshommes de Vérone de William Shakespeare 1788, Angelica Kauffmann, Londres, Collection privée.

La Boydell Shakespeare Gallery

La galerie de Boydell (Boydell Shakespeare Gallery) ouvrit ses portes en 1789, dans un bâtiment construit spécialement à Pall Mall, et plus de cent-soixante-dix tableaux, commandés à plus de trente artistes, y furent exposés. Ces œuvres furent reproduites par la suite sous forme de gravures dans une nouvelle édition de Shakespeare due à George Stevens. Conçue pour promouvoir l’école anglaise de peinture et célébrer le poète national, la Boydell Shakespeare Gallery devint l’une des attractions de Londres et fit des émules, telles la galerie Shakespeare irlandaise de Woodmason, la galerie d’histoire anglaise de Bowyer et la galerie Milton de Füssli. La Mort du cardinal Beaufort (scène 3, acte III d’Henry VI, deuxième partie) de Joshua Reynolds attira à la galerie un grand nombre de visiteurs. Le tableau que l’artiste fit du Puck fut tout aussi populaire. Il fut inspiré par le portrait d’un bébé que le peintre déclara avoir trouvé sur le pas de sa porte. En y ajoutant simplement les oreilles pointues d’un faune, il le transforma en un esprit mystérieux.

Intérieur de la Shakespeare Gallery, 1790, Francis Wheatley, Londres, Victoria & Albert Museum.
Intérieur de la Shakespeare Gallery, 1790, Francis Wheatley, Londres, Victoria & Albert Museum.
Puck, 1789, Joshua Reynolds, Londres, Bridgeman Art Library.
Puck, 1789, Joshua Reynolds, Londres, Bridgeman Art Library.

Neuf tableaux de Johann Heinrich Füssli furent exposés à la Boydell Gallery, notamment Titania et Bottom et le Réveil de Titania du Songe d’une nuit d’été qui évoquent l’univers du subconscient et sa charge érotique et sont assimilés par William Hazlitt « aux contorsions d’un rêve ». La vision de Füssli allait influer par la suite sur la représentations des fées du XIXe siècle, dont Richard Dadd et David Scott.

L’école anglaise autour de Füssli

Premier véritable anticipateur d’un « théâtre de la cruauté » qui va parcourir le XIXe siècle, volontiers fantasque, maniant le désespoir et le grotesque, Füssli s’ouvrit une carrière controversée mais foudroyante. Dans les années 1780-1800, la logique de l’estampe et du livre illustré, en plein essor, favorisa de même cet art du choc psychologique : corps surdimensionnés, compositions asymétriques, lumières de fantasmagorie, et « délicieuse horreur » comme disait Edmund Burke. Ce que Martin Myrone a appelé son perverse classicism allait contaminer l’Angleterre de George III, comme l’attestent des artistes aussi audacieux que James Barry, William Blake, George Romney, William Hamilton. Tous ces derniers prirent part au projet profondément teinté de nationalisme insulaire de l’éditeur John Boydell, la Shakespeare Gallery. Mais, de tous ces artistes, Füssli émerge dans cette période pourtant riche en génies, en ce qu’il anticipe, non seulement le romantisme, mais aussi le symbolisme, puis l’expressionnisme allemand autour de 1910.

La Tempête, vers 1790, William Hamilton, Brighton and Hove Museums and Art Galleries.
La Tempête, vers 1790, William Hamilton, Brighton and Hove Museums and Art Galleries.

Le Roi Lear, trouble histoire de pouvoir, d’amour et de mort, qui a pour cœur le réseau de relations entre le vieux roi de Grande-Bretagne et ses trois filles dans le jeu des intrigues politiques, a connu une assez grande fortune figurative. La scène la pus souvent représentée en peinture est celle où Lear porte dans ses bras le cadavre de Cordelia, et James Barry l’a traité avec beaucoup d’originalité. Après que Lear, chassé par ses autres filles, a été recueilli par Cordelia, le bâtard Edmond les fait emprisonner. Le tableau représente le passage de la scène III de l’acte V où Lear porte dans ses bras le cadavre de Cordelia, assassinée sur l’ordre d’Edmond. Il faut préciser que cette toile fit une impression désagréable sur les contemporains par la bizarrerie de son style et de son expression et que son « sublime » fut qualifié de « faux » et de « ridicule ».

Le Roi Lear pleurant sur le cadavre de Cordelia, 1744, James Barry, Londres, Collection privée.
Le Roi Lear pleurant sur le cadavre de Cordelia, 1744, James Barry, Londres, Collection privée.

Vers 1785, William Blake a représenté avec une extrême sobriété, une grande élégance et une simplicité enfantine les festivités qui célèbrent la réconciliation d’Obéron et de Titania, la scène finale de l’acte V du Songe d’une nuit d’été. Le roi et la reine des fées se tiennent sur le côté de la scène, cependant que les fées se lancent dans une ronde animée qui occupa la majeur partie de l’espace ; Puck fait le lien entre les deux groupes de personnages.

Obéron, Titania et Puck, vers 1785, William Blake, Londres, Tate Britain.
Obéron, Titania et Puck, vers 1785, William Blake, Londres, Tate Britain.

Dans les années 1840-1850 Shakespeare sert de trait d’union à une production européenne. En France, dans la peinture de Delacroix, l’exagération, les imperfections, l’inachevé des héros de Shakespeare correspondent parfaitement au tempérament de l’artiste et donnent libre cours à sa propre imagination, à la possibilité de compléter et de perfectionner le personnages à sa manière.


Bibliographie

Jobert, Barthélémy. Delacroix. Livres d’Art, Gallimard, 2018
Gogeval, Guy ; Avanzi, Beatrice. De la scène au tableau. Skira, 2010
Padilla, Nathalie. L’esthétique du sublime dans les peintures shakespeariennes. L’Harmattan, 2009
Myrone, Martin. Cauchemars gothiques : Füssli, Blake et l’imagination romantique. Londres, Tate, 2006
Pellegrino, Francesca ; Poletti, Federico. Personnages et scènes de la littérature, Hazan, 2004