L’autoportrait au Quattrocento

L’image du peintre : la prise de conscience d’une identité

La situation politique et sociale nouvelle dans laquelle se trouve le peintre au cours du Quattrocento se reflète dans l’apparition d’un nouveau genre, l’autoportrait,

miroir de la personnalité du maître et de sa conscience d’homme et d’artiste. Croiser le regard des peintres (toujours très direct et pénétrant car les autoportraits étaient exécutés à l’aide d’un miroir) est un moment d’émotion très vive, un contact personnel précieux avec l’œuvre. Pendant des siècles, les artistes occidentaux ont éprouvé un complexe d’infériorité écrasant à l’égard des maîtres mythiques de l’Antiquité gréco-romaine. Sans connaître les œuvres d’Apelle, de Zeuxis ou de Parrhasios, la grande aura qui entourait les noms de ces peintres célèbres par les auteurs classiques les intimidait. Peu d’artistes médiévaux ont osé signé leurs œuvres et faire connaître leur visage. Jusqu’au XIVe siècle, les peintres appartenaient au monde des artisans, à quelques exceptions près, et leur succès relevait surtout de la connaissance et de la mise en œuvre des techniques manuelles. Pourtant, des artistes qui ont le pouvoir de faire leur portrait, quand personne ne leur demande, usent de ce privilège pour glisser leur image parmi les premières formes du portrait, comme si les artistes avaient entendu les poètes et les chroniqueurs qui les avaient proclamés hommes illustres de la cité.

Vie de saint Pierre avec l’autoportrait  Filippino Lippi
Vie de saint Pierre avec l’autoportrait, 1480-1485, fresque, Filippino Lippi (Florence, Église del Carmine, Chapelle Brancacci)

Appelé, encore très jeune, à achever les fresques prestigieuses de Masolino et Masaccio dans la chapelle Brancacci, Filippino Lippi se tourne brusquement vers le spectateur et jette un regard ardent, plein de fierté et d’orgueil.

En projetant ainsi leur image dans les grands cycles de fresques de Florence, les artistes répondent à la préoccupation exprimée par Vasari : « Les peintres, qui se donnent beaucoup de mal pour se faire un nom, méritent que leurs œuvres, au lieu d’être reléguées dans un endroit obscur et sans intérêt où les profanes les mépriseront, soient exposées à une place d’honneur où la lumière et l’espace permettent à chacun de les voir et de les admirer comme il convient ».

Vie de la Vierge, 1396, Cola Petruccioli, autoportrait
Vie de la Vierge, 1396, Cola Petruccioli, autoportrait (Pérouse, église San Domenico)

L’autoportrait au Quattrocento

Au cours du Quattrocento toscan, les artistes les plus habiles progressent rapidement dans l’échelle sociale, grâce à des maîtres qui s’intéressent aux mathématiques, comme Piero della Francesca, ou à la théorie artistique, comme Léon Battista Alberti et Lorenzo Ghiberti. Les temps sont mûrs pour faire entrer l’artiste en scène. Au début, il se contente des marges du tableau, puis, au fur et à mesure son assurance augmente et il conquiert une place privilégiée. Masaccio donne le premier exemple de cette autorité solitaire, dans la scène de Saint Pierre sur son trône, peinte vers 1425-1427, où, d’un mouvement de tête dirigé vers le spectateur, il se détourne ostensiblement des auditeurs de l’apôtre, pour essayer d’établir un dialogue avec les visiteurs. Filippo Lippi s’isole, dans Le Couronnement de la Vierge, achevé en 1447 pour l’église Saint-Ambroise de Florence. Benozzo Gozzoli semble vouloir s’effacer devant la cavalcade serrée qui forme Le Cortège des Rois Mages, achevé en 1459, mail il se signale comme le seul personnage à inscrire ostensiblement son nom sur la bordure de son bonnet ; dans le cycle de la Vie de saint Augustin à San Gimignano, il se détache au contraire très nettement, et avec une complète indifférence, de la scène du départ pour Rome, au-dessus d’une inscription portée par des anges qui annonce l’achèvement, en 1465, de l’œuvre commandée au « peintre remarquable », insignis pictor. La pratique est adoptée par ces artistes du Quattrocento dans lesquels Alberti avait vu une force de renouveau et d’avenir. Le peintre continue de hanter le cycles narratifs sacrés dans lesquels il s’installe avec une autorité toujours plus forte, mais aussi plus distante, comme s’il ne voulait pas être confondu avec l’histoire sacrée, en rappelant qu’elle devenait grâce à lui une œuvre d’art.

Couronnement de la Vierge, 1447, Filippo Lippi
Couronnement de la Vierge, 1447, autoportrait, Filippo Lippi
(Florence, Musée des Offices)
Benozzo Gozzoli, autoportraits
Cavalcade de Mages, autoportrait, Benozzo Gozzoli (Florence, Palazzo Medici-Riccardi) ; Vie de saint Augustin, détail de la scène du départ pour Rome avec l’autoportrait, 1464-1465, Benozzo Gozzoli (San Gimignano, San Agostino)

Dans la chapelle somptueusement décorée du palais de la famille des Médicis, Benozzo Gozzoli se perd au milieu de la foule du cortège des Mages. Pour que l’on puise le reconnaître, il inscrit son nom sur le bord de son chapeau enfoncé sur les oreilles. La corrélation de l’autoportrait et l’orgueilleuse signature ajoute encore plus de force au message de fierté que le peintre confie à son image et quelques années plus tard il se représente dans un cycle de fresques à San Gimignano debout à l’extrême droite de la scène.

Le cortège du Roi mage Melchior, Benozzo Gozzoli
Le cortège du Roi mage Melchior avec le deuxième autoportrait présumé de
Benozzo Gozzoli, 1459-1460 (Florence, Palazzo Medici-Riccardi)

L’artiste, homme illustre

Par l’autoportrait, glissé d’abord comme en contrebande dans un récit sacré, puis sorti de cette semi-clandestinité pour affirmer au grand jour sa conscience de soi, voir son orgueil, l’artiste se reconnaît lui-même comme personnalité. Vasari nous raconte que Giotto, invité à Naples vers 1330 par le roi Robert, décora une grande salle du Castel Nouvo avec « un grand nombre de portrait d’hommes célèbres, parmi lesquels on reconnaissait Giotto lui-même ». Comme le décor a été détruit avec la salle au XVe siècle, il est impossible de vérifier l’information de Vasari. Il est possible qu’elle soit exacte. Brunelleschi et Ghiberti sont liés l’un et l’autre au développement de l’histoire de l’art. Ils sont liées, entre autre, par la place essentielle qu’ils occupent dans l’évolution de l’image de l’artiste : Ghiberti sort l’autoportrait de ses limites traditionnelles ; à Brunelleschi est peut-être consacré le premier portrait d’artiste de l’histoire. À la porte nord du Baptistère, on voit, entre une série de prophètes et de sibylles, l’autoportrait de Ghiberti, placé sur la bordure extérieure de la porte ; pour la première fois (on est avant 1425), l’artiste extrait son image des personnages qui participent à la narration sacrée inscrite dans chaque panneau. L’autoportrait de la porte du Paradis (vers 1447) est d’une autre nature. Ghiberti, au sommet de sa carrière et du prestige qu’il s’est acquis comme rénovateur de la sculpture en bronze de l’Antiquité, se représente encore sur le cadre de la porte, mais d’une manière tout à fait nouvelle : l’homme est tête nue, comme un citoyen romain, sans aucune marque corporative. Ghiberti affiche donc sa virtù à l’antique, sous une apparence intemporelle qui donne à cet autoportrait une autorité incomparable, encore souligné par la signature, devenue une manifestation de fierté et d’assurance : « Fabriqué par l’art admirable de Lorenzo Ghiberti, fils de Cione ».

Autoportrait, Lorenzo Ghiberti
Autoportrait, avant 1425, Lorenzo Ghiberti (Florence, Baptistère, porte nord)

L’invention de l’image de l’artiste

Les grands peintres de la fin du Quattrocento reprennent en main la revendication de leur propre destin, abandonnant la discipline qu’ils s’étaient imposée en restant parmi les personnages des histories qu’il racontaient. Simultanément, trois illustres exemples révèlent la force de cette aspiration à l’autonomie : l’artiste reste dans la monument tout proche de l’histoire, mais il sort ostensiblement de la trame de cette histoire. On peut citer l’exemple du Pérugin à Pérouse. Entre 1496 et 1500, au somment de sa carrière, il exécute une commande très importante, celle du décor du Colegio del Cambio, avec un cycle consacré aux grands hommes de l’Antiquité, aux prophètes et aux sibylles. Sur l’une des parois de la salle, sous la procession des héros de l’histoire ancienne, un pilastre peint sépare les deux travées : c’est là que le Pérugin exécute son autoportrait, à la demande des responsables du collège des changeurs. À peu près au même moment et à proximité de Pérouse, dans la chapelle Baglioni de la collégiale Santa Maria Maggiore de Spello, Pinturicchio reprend le schéma de l’autoportrait du Pérugin : un cadre en trompe l’œil que semble accroché au mur, à côté du cycle de la Nativité, enferme l’autoportrait signé de l’artiste qui se montre avec un réalisme sans ostentation.

Autoportrait, 1501, Pinturicchio
Autoportrait, 1501, Bernardino di Betto, dit Pinturicchio
(Spello, Santa Maria Maggiore, chapelle Baglioni).

L’autoportrait est surmonté d’une étagère en trompe l’œil, avec des livres et une prière à Dieu pour « qu’il illumine l’intelligence et soutienne la main de celui qui s’apprête à illustrer ses mystères ». C’était une façon de revendiquer la noblesse d’un art qui associait, dans sa réalisation, l’esprit et la main.

Prudence et Justice avec des Sages et l'utoportrait, le Pérugin
Prudence et Justice avec des Sages et l’utoportrait, vers 1500, Pietro Perugino, le Pérugin (Pérouse, collège du Cambio)

Le Pérugin, au plus haut de ses moyens et de sa réputation, s’offre le luxe de se montrer comme un petit bourgeois bien nourri. Mais, à la vérité, il prend sa revanche dans l’inscription, en lettres d’or sur fond bleu placée au-dessus du portrait : « Piero Perugino, peintre éminent. Si l’art de peindre avait été perdu c’est lui qui la retrouvé. S’il n’avait jamais été inventé, c’est lui qui nous l’a donné. L’an de notre salut 1500 ».

Mais c’est peut-être Botticelli qui porte à son sommet cette émancipation progressive de l’autoportrait par rapport au récit dont il avait été le témoin avant de s’en distancer : dans l’Adoration de Mages, peinte vers 1475 pour Santa Maria Novella, il s’isole, non seulement d’une scène très importante dans la piété florentine, mais aussi des personnages de la famille Médicis qui y jouent le rôle des rois, pour dresser, dans une orgueilleuse sûreté de soi, sa haute silhouette somptueusement vêtue, et regarder dans la vide d’un air presque insolent.

Adoration de Mages, autoportrait Sandro Botticelli
Adoration de Mages, retable dit del Lama, détail avec l’autoportrait, 1475, Sandro Botticelli (Florence, musée des Offices)

Domenico Ghirlandaio s’inscrit en 1485 dans la scène de l’Adoration des Mages à l’hôpital des Saints-Innocents ; quelques années plus tard, au vaste cycle de fresques de Santa Maria Novella, dans la scène consacrée à Joachim, il associa à son image imposante celle de son maître, de son frère et d’un élève : c’est donc l’atelier tour entier qui est célébré dans ce cycle illustre, commandé par Giovanni Tornabuoni, un proche de Laurent de Médicis.

Expulsion de Joachim du Temple,  Domenico Ghirlandaio
Expulsion de Joachim du Temple, détail avec l’autoportrait, 1486-1490, Domenico Ghirlandaio (Florence, Santa Maria Novella)

Tourné vers le spectateur, Ghirlandaio a cet air serein qui émane de ses œuvres et qui séduisit les Florentins qui, riches et habitués à la rude vie des affaires, étaient pourtant attirés par le beau.

Adoration de Mages, Domenico Ghirlandaio
Adoration de Mages, détail avec l’autoportrait, 1488, Domenico Ghirlandaio
(Florence, Musée de l’hôpital des Innocents)

En 1502, après deux ans de travail d’une rapidité stupéfiante, Luca Signorelli termine le cycle de la fin du monde à la chapelle Saint-Brice de la cathédrale d’Orvieto, à peine ébauché par Fra Angelico en 1447 et abandonné pendant plus de cinquante ans. Dans la scène de la Prédication de l’Antéchrist, Signorelli choisit pour se présenter une solution de compromis : il se place à l’extrême gauche de la scène, mais sans y être mêlé. En fait, on découvre les hautes silhouettes de deux personnages vêtus de noir qui se détachent comme des statues de la foule bigarrée qui se presse autour de l’Antéchrist. Signorelli a représenté Fra Angelico comme pour rendre hommage à son prédécesseur et évoque l’histoire du cycle décoratif de la chapelle, en réalisant un portrait posthume qui s’impose avec une présence impressionnante. Quant à Signorelli, il se dote de la magnifique prestance que lui attribue Vasari qui, encore enfant, l’avait rencontré, et de l’autorité sereine de l’artiste sûr de la qualité de son œuvre.

La Venue de l’Antéchrist, Luca Signorelli
La Venue de l’Antéchrist, détail avec l’autoportrait et le portrait de Fra Angelico, 1502, Luca Signorelli (Orvieto, cathédrale, chapelle Saint-Brice)

Avec dignité et élégance, Signorelli fait son propre portrait à côté de celui de Fra Angelico et donne l’impression de vouloir contrôler l’effet final des fresques.


Bibliographie

Schneider, Norbert. L’art du portrait. Flammarion. Taschen, Londres, 1994
Gigante, Elisabetta. L’art du portrait : histoire, évolution et technique. Hazan. Paris, 2011
Pope-Hennessy, John. El retrato en el Renacimiento. Madrid, Akal/Universitaria, 1985
Collectif. Le portrait. Paris. Éditions Gallimard, 2001
Pommier, Edouard. Théories du portrait. Paris. Gallimard, 1998