Post-modernisme

La génération post-moderne : La Colla del Safrà

Au cours de la dernière décennie du XIXe siècle, un groupe d’artistes catalans qui commençaient leur carrière, se sont réunis sous le nom de La Colla del Safrà (Groupe du Safran), nommé ainsi en raison d’une particularité esthétique essentielle de ses paysages picturaux : la prédominance de couleurs ocres et jaunes dans ses compositions. Ce mouvement qui prit le nom de post-modernisme est connu en Europe sous le nom de post-impressionnisme.

Ces jeunes gens étaient Ricard Canals, Adrià Gual, Joaquim Mir, Isidre Nonell, Ramon Pichot, Joaquim Sunyer et Juli Vallmitjana, rassemblés avec l’intention de fuir des canons esthétiques de l’École des Beaux-Arts de Barcelone (La Llotja) autour de laquelle ils avaient coïncidé. Apprentis rebelles, ont quitté l’école ou l’atelier pour peindre en plein air, une ressource technique et d’attitude favorisée par l’impressionnisme.

La Sagrada Familia en construction, 1896, Joaquim Mir
La Sagrada Familia en construction, 1896, Joaquim Mir (Madrid, Collection Carmen Thyssen)

L’exemple de Ramon Casas, Santiago Rusiñol et Miguel Utrillo, avec les nouveautés qu’ils apportaient de Paris, était la référence immédiate à suivre. Mais la plupart de ces jeunes peintres ne disposaient pas de moyens suffisants pour se déplacer à l’étranger, car issus de familles de travailleurs ou de la petite bourgeoisie, leurs économies limitées en quelque sorte les avaient conditionnés à poursuivre la tradition des pratiques artistiques. Mais désirant expérimenter de nouvelles ressources picturales, ils sont descendus dans les rues de Barcelone et ses banlieues inhospitalières, ou dans les villages attachés à cette ville alors en pleine expansion et industrialisation, pour peindre de scènes de la vie quotidienne. La périphérie de Barcelone baignée par la lumière du crépuscule, ou à l’aube, filtrée par le brouillard, est devenu alors un motif prépondérant. L’étendue et les dérivations de la Colla de Safrà furent variées dans la scène artistique catalane, et plus tard dans la scène parisienne de la fin du XIXe siècle. Ils sont devenus la branche la plus prolifique et innovatrice de la génération post-moderniste, pour devenir un puissant relais de la génération précédente – en particulier de Casas et Rusiñol – au-delà des chemins de rénovation esthétique qu’ils ont initié, comme c’est le cas pour Joaquim Mir et Isidre Nonell.

Le verger du curé, 1896, Joaquim Mir
Le verger du curé, 1896, Joaquim Mir (Barcelone, Musée national d’art de Catalogne)
La gamine, 1896, Ricard Canals
La gamine, 1896, Ricard Canals (Collection privée)

L’un des artistes qui fut membre de la Colla de Safrà et l’un des rares qui pouvaient se rendre à Paris (à l’âge de dix-huit ans, il part pour Paris où il y restera jusqu’en 1911), était Joaquim Sunyer (Sitges 1874 à 1956). De ses voyages à Paris, l’artiste introduit à Barcelone des scènes de la vie parisienne comme l’avaient fait ses prédécesseurs, mais avec une innovation importante, en particulier dans les traits larges et épais, les figures schématiques, et les couleurs plus vives. Il s’était intégré dans le milieu artistique de Montmartre (Willette, Steinlen et Utrillo étaient ses amis). Les figures schématiques de Sunyer sont de la même période que celles de Picasso installé au Bateau-Lavoir en 1900. Influencé par les impressionnistes, en particulier par Cézanne et Renoir, en 1904 Sunyer expose à côté de Matisse, Vuillard, Marquet et Vallotton. Le tableau Place Pigalle, date de la première époque de l’artiste, quand à Paris, il se faisait une place parmi les grands post-impressionnistes.

Place Pigalle, 1904, Joaquim Sunyer
Place Pigalle, 1904, Joaquim Sunyer (Barcelone, Musée national d’art, MNAC)

Joaquim Mir

La révolution la plus énergique et novatrice de la peinture catalane dans le premier quart du XXe siècle fut réalisée par Joaquim Mir (Barcelone 1873-1940). Mir ne va pas à Paris, mais il a parcouru toute la Catalogne pour peindre des paysages: « Je ne supporte pas la ville. J’aime la vie en liberté de la campagne ». Après les paysages d’Olot de ses débuts, il a rejoint le réalisme de banlieue pratiqué avec ses amis de la Colla Safra évident dans La cathédrale des pauvres de 1898. Sa vie fascinante l’a conduit par des chemins insolites à passer de la précarité à l’opulence. Au cours de ses pérégrinations autour de l’île de Majorque, visitant ses landes sauvages, il a rencontré le peintre symboliste belge Degouve de Nuncques, qui, avec son style fantasmagorique et irréel, l’a peut-être influencé, ou se sont ils influencé mutuellement. Le fait est que Majorque, dans les toiles de Mir, est devenue une sorte de paradis solitaire et paroxystique, une véritable symphonie chromatique sans connotations culturelles d’artifice, mais une interprétation directe et sincère vers la peinture pure.

Majorque, vers 1901-1904, Joaquim Mir
Majorque, vers 1901-1904, Joaquim Mir (Collection privée)
L'abîme, vers 1901-1904, Joaquim Mir
L’abîme, vers 1901-1904, Joaquim Mir (Madrid, Collection Carmen Thyssen)

Le séjour à Majorque de Mir a été long et de plus en plus solitaire. Il a fait évoluer sa peinture jusqu’à tel point que, le thème, les formes, se trouvent presque diluées dans une explosion de couleurs pures.

Un accident à Majorque (1904) a abouti à un déséquilibre mental que plus tard à conseillé l’internement de Mir dans un établissement psychiatrique, l’Institut Pere Mata de Reus (Tarragone). L’engagement de Joaquin Mir avec la nature et son primitivisme presque sauvage, est évident dans l’inattention portée par le peintre au bâtiment moderniste de Domènech i Montaner, architecture alors en plein essor. Ignorant les tendances françaises modernes, Mir était un innovateur qui, comme Gaudí, s’est alimenté presque exclusivement de sa propre capacité de création. Dans les œuvres de la période passée dans la région de Tarragone, son symbolisme panthéiste s’est encore approfondi. Joaquim Folch i Torres, l’un des critiques les plus reconnus de la critique catalane a écrit: « Il fait juste de la couleur. Nous ne devons chercher a trouver quoi que ce soit à travers ses taches purement décoratives. Aucune circonscription, pas d’arbres, pas d’air, pas de soleil, pas de choses vivantes ou de choses mortes. Des couleurs et rien d’autre, des taches et rien d’autre, mais merveilleusement insoupçonnées …  » Mir, par sa force visionnaire, par sa sensibilité insolite d’origine pathologique, l’utilisation de la couleur proche du fauvisme conduit sa peinture, et avec elle la peinture catalane, aux frontières de l’abstraction.

La joie, 1907-1910, Joaquim Mir
La joie, 1907-1910, Joaquim Mir (Barcelone, Musée national d’art de Catalogne)

Ricard Canals

Ricard Canals Llambí (Barcelone 1876-1931), peintre et graveur catalan, faisait partie avec ses amis, Isidre Nonell, Joaquim Mir, Ramon Pichot et Juli Casamitjana de la Colla del Safrà (troupe du Safran). Il commence des études artistiques à La Llotja de Barcelone et voyage avec Nonell à Caldes de Boi (Pyrénées Catalanes) en 1896. Un an plus tard, il se rend à Paris et connait le marchand Paul Durand-Ruel qui l’accepte dans sa liste d’artistes, lui verse une pension et le fait connaître à la fois à Paris et New York, où il expose en 1902, aux côtés de noms comme Degas, Renoir et Sisley. Canals est devenu aussi un ami proche de Picasso à ses débuts. Ils ont vécu ensemble à Paris (1904), et Canals a aidé Picasso à connaître la technique de la gravure. En 1909, le peintre retourne à Barcelone où il a continué à exposer, ainsi qu’à Madrid, et à Bruxelles dans le Salon de la Libre Esthétique (1914). À cette époque, Canals s’est spécialisé dans le portrait, où il a fini par trouver le meilleur genre pour véhiculer son style sophistiqué et aristocratique. Il n’a pas été un innovateur passionné comme Mir ou Nonell, mais il a su concilier qualité picturale et le sens de l’entreprise, avec une nette tendance au mimétisme qui le fait évoluer vers l’impressionnisme avec un style raffiné proche d’un Renoir.

La toilette, vers 1903, Ricard Canals
La toilette, vers 1903, Ricard Canals
(Barcelone, Musée national d’art, MNAC)
Étude d’un enfant malade, vers 1903, Ricard Canals
Étude d’un enfant malade, Ricard Canals
Étude d’un enfant malade, vers 1903, Ricard Canals
(Barcelone, Musée national d’art MNAC)

L’enfant représenté est Ricard, le fils de l’artiste, convalescent d’une maladie et entouré de ses jouets préférés. Formes diffuses, larges coups de pinceau, couleurs solides, sont les caractéristiques de la peinture de Canals proche de l’esthétique impressionniste.

Café-concert, vers 1903, Ricard Canals
Café-concert, vers 1903, Ricard Canals (Barcelone, Musée national d’art, MNAC)
Loge aux arènes, 1904, Ricard Canals
Loge aux arènes, 1904, Ricard Canals (collection privée)

La clé du succès de Canals en France et aux Etats-Unis, se trouve dans l’association du thème folklorique espagnol avec une esthétique très proche de l’impressionnisme. Dans cette toile est représentée la femme du peintre, Benedetta, et Fernande Olivier, la compagne de Picasso.

Le retour à Barcelone fut une période difficile pour Canals. Les cercles artistiques trouvaient son œuvre ou trop espagnole par se sujets, au trop française par sa technique. Ce sera le moment où il changera de genre pour se dédier entièrement au portrait. De superbes portraits de ses amis et de son entourage familial qui lui valurent son plus grands succès.

L’écolier, vers 1922, Ricard Canals
L’écolier, vers 1922, Ricard Canals
(Barcelone, Musée national d’art, MNAC)

Isidre Nonell

Isidre Nonell (1873-1911), a été considéré comme le porte-étendard de la nouvelle génération de peintres catalans. À ses débuts, il fut Membre de la Colla del Safra et s’était formé à l’école des beaux-arts de La Llotja. En 1891 fait ses débuts avec une exposition à la Salle Parés de Barcelone et avec de dessins publiés dans diverses revues et magazines avec le titre significatif de Croquis modernistes. Un séjour à Caldes de Boí pendant l’été 1896 avec son ami Ricard Canals, lui a révélé l’intérêt pour un thème inhabituel et impressionnant, les malades de crétinisme, maladie présente dans plusieurs foyers de la région des Pyrénées. Nonell avait dessiné ces thèmes avec la même sensibilité qui avait poussé Regoyos à peindre sa série l’Espagne noire. En 1897, il se rend à Paris avec Canals et expose au Salon du Champ de Mars et, en décembre de cette même année, dans la Quinzième Exposition des Peintres Impressionnistes et Symbolistes. En 1898, il réalise une autre exposition à Paris, cette fois partagée avec Canals, dans la galerie Le Barc de Boutteville, la même salle où il avait été exposée l’œuvre posthume de Van Gogh. Entre temps, plusieurs magazines à Paris et à Barcelone publient ses dessins et, au début de 1899, il expose dans la mythique galerie d’Ambroise Vollard, tandis que d’autres marchands de premier plan comme Durand-Ruel ou Berthe Weill, géraient ses œuvres.

Pauvre garçon, vers 1896, Isidre Nonell
Pauvre garçon, vers 1896, Isidre Nonell (Musée de l’Abbaye de Montserrat)

Paris fut certainement l’un des deux principaux lieux d’inspiration d’Isidre Nonell avec ses ponts sur la Seine et les petits jardins de Montmartre, qu’il a peint. C’est également à Paris où il a introduit le thème des gitans, un sujet propre à sa personnalité artistique. Nonell avait son atelier au numéro 49, rue Gabrielle qu’occuperait Picasso plus tard. Le peintre, qui ne s’était pas détaché de Barcelone, présente une grande exposition individuelle au mythique cabaret Els Quatre Gats (Les Quatre Chats) en 1898. Après l’année 1900, il retourne définitivement à Barcelone mais il entretient des liens avec Paris, envoyant chaque année jusqu’à sa mort des œuvres au Salon des Indépendants.

La soupe des pauvres, détail, 1899, Isidre Nonell
La soupe des pauvres, détail, 1899, Isidre Nonell (Musée de l’Abbaye de Montserrat)
Isidre Nonell dans son atelier
Isidre Nonell dans son atelier avec deux de ses modèles de gitanes (1906)
Tristesse, 1905, Isidre Nonell
Tristesse, 1905, Isidre Nonell (Barcelone, Musée national d’art de Catalogne, MNAC)

Lorsque Nonell est de retour à Barcelone en 1900, la Sala Parés lui ouvre ses portes mais l’exposition a suscité un scandale. Les personnages de gitanes présentées, traitées avec de touches courtes nerveusement répétées, a provoqué l’irritation de la clientèle habituelle de la Salle. Ensuite la carrière de Nonell s’est développée plus paisiblement ; aucune exposition de l’artiste n’a été présentée jusqu’à peu avant sa mort en 1911. Créateur d’une forme d’expressionnisme pleinement inséré dans le mouvement post-impressionniste européen, l’artiste subsiste avec peine face à l’incompréhension générale. Il est mort prématurément à l’âge de 38 ans, victime du typhus.

Étude de femme, 1909, Isidre Nonell
Étude de femme, 1909, Isidre Nonell (Oviedo, Musée des Beaux-Arts des Asturies)

Expressionniste avant la lettre, admirateur déclaré de Daumier et indéniablement de Van Gogh, Nonell avait développé un style très personnel, qui a bouleversé les milieux artistiques catalans du nouveau siècle et sans doute influencé Picasso dans sa période bleue.

Anglada Camarasa

Une autre grande conception individualiste mais très différente de la peinture était celle d’Hermen Anglada Camarasa (Barcelone 1871 – Majorque 1959) artiste pratiquement inconnu chez lui, il se rend à Paris en 1894. Après une période de pauvreté réelle, il eu un grand succès dans la capital française, mais aussi en Europe. Anglada a commencé sa carrière publique à Paris en 1889 en participant au Salon de la Société Nationale. Peu de temps après, son art s’est défini avec la série d’intérieurs de music-hall – Moulin Rouge, Jardins de Paris, Casino de Paris – qu’il a d’abord exposé à la Sala Parés de Barcelone au printemps 1900. Tous les initiés ont applaudi la nouvelle et puissante figure de l’art moderniste catalan qui a fait de ce peintre l’un des plus grands protagonistes de la scène artistique internationale. Ses scènes, souvent très proches de Toulouse-Lautrec par leur sujet mais avec un style très différent : grandes masses de couleurs intenses, qui loin de refléter la réalité, sont uniquement une expression purement picturale. La lumière artificielle écrasante d’Anglada, a été évaluée comme un nouvel élément esthétique, en tant que composante de rénovation de la vision picturale, caractéristique principale de la personnalité artistique du peintre pendant de nombreuses années.

La drogue, 1901-1903, Hermen Anglada Camarasa
La drogue, 1901-1903, Hermen Anglada Camarasa (Collection privée)
Dans la loge, vers 1901-1902, Hermen Anglada Camarasa
Dans la loge, vers 1901-1902, Hermen Anglada Camarasa (Collection privée)

L’exposition à la prestigieuse Sala Parés de Barcelone de 1900 s’est produit juste au moment où Anglada atteint sa renommée internationale, un triomphe qu’il avait recherché de manière obsessionnelle et non sans quelques sacrifices. Par la suite, il expose à Berlin (1901), Bruxelles, Gand, et de nouveau à Berlin (1902), Londres, Venise, Munich, Düsseldorf et Cologne (1903), sans jamais cesser d’exposer à Paris. Anglada se faisait imiter par Picasso, et probablement par le jeune Kandinsky, qui au moins nous savons qu’il l’appréciait. Anglada n’a pas cessé d’innover. L’innovation la plus remarquable vient d’un séjour à Valence en 1904, qui lui a fait découvrir la richesse plastique des costumes populaires de cette région qu’il a pris comme thème central de ses nouvelles peintures, le traduisant avec son propre style post-impressionniste : une stylisation luxuriante, qui met en évidence l’artifice et la modernité de ce patrimoine ethnographique.

Sonia Klamery allongée, vers 1913, Hermen Anglada Camarasa
Sonia Klamery allongée, vers 1913, Hermen Anglada Camarasa
(Madrid, Musée national centre d’art Reina Sofía)