Les peintres new-yorkais de la Grande dépression

Le réalisme social du New Deal.

Les différentes écoles du réalisme social et socialiste adaptèrent les méthodes académiques souvent dans le but de servir un objectif politiquement réaliste. Le réalisme social, qui devint la tendance artistique dominante aux États-Unis dans les années 30 du XXe siècle, était précisément centré sur la question de la reconnaissance et sur la nature du lien qui la garantissait. Ce fut l’effondrement du capitalisme, auquel succéda un période d’interventionnisme fédéral sous la présidence de Roosevelt, qui détermina les conditions dans lesquelles devait s’épanouir le réalisme social. Très concrètement, l’État offrit un soutien aux artistes par l’intermédiaire de la législation relative aux grands travaux publics. Grâce au Federal Art Project (FAP), certains peintres bénéficièrent de commandes de peintures murales. « Réalisme social » est le terme que l’on a utilisé depuis lors pour décrire une grande variété de pratiques dont le dénominateur commun était un plaidoyer, critique ou humanitaire, en faveur du changement social. De manière générale, le réalisme social reflétait le tempérament populiste du New Deal, « nouvelle donne » , mais était aussi énormément marqué par le Front populaire (en 1935, l’établissement par le Komintern – la Troisième internationale, fondée en 1919 en Russie – d’un front populaire contre le fascisme suspendit temporairement les conflits sectaires au sein de la gauche, jusqu’à la conclusion du pacte germano-soviétique en 1939).

Dante et Virgile dans Union Square, 1932, Isabel Bishop, Madison, Université du Wisconsin.
Dante et Virgile dans Union Square, 1932, Isabel Bishop, Madison, Université du Wisconsin.

Dans le cas des réalistes sociaux new-yorkais Reginald Marsh (1898-1954), Isabel Bishop (1902-1988) et Raphael Soyer (1898-1987), qui tous peignèrent des travailleurs et des chômeurs du quartier de la 14e Rue, l’identité sociale est davantage une affaire de perception. À la suite de l’Ashcan School, ils représentent la ville comme une espace dans lequel les groupes se définissent eux-mêmes dans le regard des autres. Tout comme dans l’art français du XIXe siècle, la ville est un lieu du voir et d’être vu, et les différences et les distances sociales s’expriment au moyen de la perception. Marsh traite à l’évidence ses sujets de façon voyeuriste. Bishop et Soyer construisent au contraire les scènes de manière à rapprocher le spectateur des chômeurs qu’ils représentent. Pourtant, dans l’œuvre de ces deux peintres, la proximité a pour effet d’accentuer la distance, puisque les mondes qu’ils dépeignent enferment d’une certaine manière les sujets qui y vivent – de façon charmante dans le cas d’Isabel Bishop, plus sévère dans celui de Soyer dont le regard est plus politique.

Subway in 14th Street, 1930, Reginald Marsh, Chattanooga, Tennessee, Hunter Museum of American Art.
Subway in 14th Street, 1930, Reginald Marsh, Chattanooga, Tennessee, Hunter Museum of American Art.

Des vendeuses de magasins, des piétons sur le chemin de fer surélevé, tout un monde s’affaire sur les trottoirs. Des années 1930 aux années 1980, Isabel Bishop a observé ces hommes et ces femmes depuis son atelier d’Union Square, les peignant dans des tons doux qui révèlent leur humanité et leur fragilité. C’est dans le cœur palpitant de New York que Bishop a combiné son admiration pour les maîtres anciens avec un goût contemporain pour le réalisme urbain.

Fourteenth Street, 1932, Isabel Bishop, New York, Whitney Museum of American Art.
Fourteenth Street, 1932, Isabel Bishop, New York, Whitney Museum of American Art.

Influencée, en raison de ses études à l’Art Students League à New York, par l’Ashcan School et notamment par la peinture de Soyer, Isabel Bishop à représenté avec beaucoup de bienveillance les ouvrières des villes pendant leur temps libre. Sa peinture admirablement descriptive, qui sait susciter une atmosphère tout aussi précisément que celle de Soyer, exprime la personnalité de ses modèles tout en évoquant leur monde intime.

Two Girls, 1935, Isabel Bishop, New York, Metropolitan Museum of Art.
Two Girls, 1935, Isabel Bishop, New York, Metropolitan Museum of Art.
Double date delayed (Double date retardée), 1948, Isabel Bishop, New York, Whitney Museum of American Art.
Double date delayed (Double date retardée), 1948, Isabel Bishop, New York, Whitney Museum of American Art.

Originaire de Russie, Raphael Soyer (1898-1987) émigre aux États-Unis avec ses parents et ses frères Moses et Isaac. Les trois frères étaient peintres et travaillaient de façon comparable au cours des années 30, avec une prédilection pour les scènes représentant des chômeurs et des pauvres. Dans Railroad Station Waiting Room il présente deux thèmes communs et souvent liés dans son œuvre : les personnes en attente et l’aliénation urbaine. Il peint fréquemment des groupes de personnages qui, selon ses propres termes, sont « dissociés les uns des autres même lorsqu’ils sont peints ensemble ». Cette scène capture les diverses attitudes d’un groupe diversifié de voyageurs dans la gare de Harlem-125th Street Station de New York en attendant que les trains les emmènent dans le Bronx, New Haven ou d’autres destinations.

A Railroad Station Waiting Room, vers 1940, Raphael Soyer, Washington, National Gallery of Art.
A Railroad Station Waiting Room, vers 1940, Raphael Soyer, Washington, National Gallery of Art.
Reading from Left to Right (Lecture de gauche à droite), 1938, Raphael Soyer, New York, Whitney Museum of American Art.
Reading from Left to Right (Lecture de gauche à droite), 1938, Raphael Soyer, New York, Whitney Museum of American Art.
Office Girls, 1936, Raphael Soyer, New York, Whitney Museum of American Art.
Office Girls, 1936, Raphael Soyer, New York, Whitney Museum of American Art.

Reginald Marsh

Reginald Marsh est né à Paris, le 14 mars 1898. En 1900, ses parents, artistes américains, déménagent à Nutley, New Jersey, puis à New Rochelle, New York. À l’Université de Yale, Marsh a étudié l’art et dessiné des illustrations pour The Yale Record. Après avoir obtenu son diplôme en 1920, il travaille comme illustrateur indépendant à New York. Entre 1922 et 1925, Marsh a dessiné des thèmes urbains et des croquis de théâtre pour le Daily News, et a conçu des rideaux et des décors de théâtre. Au milieu des années 1930, il a reçu des commandes pour des peintures murales à Washington, dans le bâtiment du bureau de poste et au New York Custom House. Au cours des années 1940, il est devenu professeur à l’Art Students League de New York, où le célèbre artiste pop Roy Lichtenstein était l’un de ses élèves. Toujours dans les années 40, il a commencé à réaliser des dessins pour des magazines tels qu’Esquire, Fortune et Life. Un degré de maniérisme est perceptible dans ses peintures ultérieures, dans lesquelles des figures fantasmagoriques « flottent dans un monde souterrain aquatique » dans un espace pictural plus profond que celui de ses compositions des années 1930. Peu de temps avant sa mort, il a reçu la médaille d’or des arts graphiques décernée par l’Académie américaine et l’Institut national des arts et des lettres. Marsh est mort à Dorset, Vermont le 3 juillet 1954.

Tatouage et coupe de cheveux, 1932, Reginald Marsh, Chicago, Art Institute.
Tatouage et coupe de cheveux, 1932, Reginald Marsh, Chicago, Art Institute.
Le déchargement du courrier, peinture murale, 1937 Reginald Marsh, Washington, William Jefferson Clinton Federal Building.
Le déchargement du courrier, peinture murale, 1937 Reginald Marsh, Washington, William Jefferson Clinton Federal Building.
Twenty Cent Movie (Film à vingt cents), 1936, Reginald Marsh, New York, Whitney Museum of American Art.
Twenty Cent Movie (Film à vingt cents), 1936, Reginald Marsh, New York, Whitney Museum of American Art.

Marsh aimait s’aventurer à Coney Island pour peindre, surtout en été. Là, il a commencé à peindre la foule sur la plage mettant l’accent sur les muscles audacieux et la construction de ses personnages, qui se rapportent à l’échelle héroïque de l’ancienne peinture européenne. Marsh a déclaré : « J’aime aller à Coney Island à cause de la mer, du plein air et des foules – des foules de gens dans toutes les directions, dans toutes les positions, sans vêtements, en mouvement – comme dans les grandes compositions de Michel-Ange et Rubens. »

Wonderland Circus (Cirque du pays des merveilles), Sideshow Coney Island, 1930, Reginald Marsh, Sarasota, Ringling Museum.
Wonderland Circus (Cirque du pays des merveilles), Sideshow Coney Island, 1930, Reginald Marsh, Sarasota, Ringling Museum.

C’est sur les maîtres anciens que Marsh a fondé sa propre comédie humaine, inspirée du passé mais demeurant dans le présent. La reine burlesque dans la gravure Striptease à New Gotham (1935) prend la pose classique de la Venus Pudica ; La peinture Quatorzième Rue (1934) représente une grande foule devant une salle de théâtre, dans un arrangement tumultueux qui rappelle un Jugement Dernier.

In Fourteenth Street, 1934, Reginald Marsh, New York, Museum of Modern Art (MoMA).
In Fourteenth Street, 1934, Reginald Marsh, New York, Museum of Modern Art (MoMA).

Reginald Marsh a rejeté certains aspects de l’art moderne, qu’il trouvait stérile. Le style de Marsh peut être décrit comme du réalisme social. Son travail dépeint la Grande Dépression et une gamme de classes sociales dont la division a été accentuée par le krach économique. Ses personnages sont généralement traités comme des archétypes. Ce qui intéressait Marsh, ce n’étaient pas les individus dans une foule, mais la foule elle-même … Dans leur densité et leur pittoresque, ils rappellent les foules dans les films de Preston Sturges ou de Frank Capra.

Le réalisme de Philip Evergood

Philip Evergood (New York 1901 – Bridgewater 1973) étudie la peinture à New York, Paris et Londres ; rentré aux États-Unis (1931), il crée une peinture satirique où se mêlent à la fois le fantastique et les distorsions des formes et des visages pour dénoncer les violences sociales. Les thèmes traités laissent apparaître l’influence du peintre J. Sloan et illustrent les aspects les plus problématiques de la société américaine. L’œuvre de Philip Evergood, un compagnon des « Peintres de la 14e Rue », témoigne d’un engagement social plus profond encore que celui de Reginald Marsh. Evergood se décrivit lui -même comme un « artiste social », soulignant tout particulièrement l’aspect interventionniste de son travail, tandis que le réalisme de Marsh relevait selon lui de « l’observation sociale ». Il évoqua plus tard lors d’une interview le « combat qu’il menait en peinture – de la même manière que John Reed combattait en prose ». Evergood était un grand militant ; il fut l’une des personnalités marquantes de plusieurs autres organisations artistiques, et notamment de l’American Artists’ Congres.

Mom’s Cathedral, vers 1951, Philip Evergood, New York, Whitney Museum of American Art.
Mom’s Cathedral, vers 1951, Philip Evergood, New York, Whitney Museum of American Art.

En 1936, Evergood participa à une manifestation au siège de la WPA (Works Progress Administration), à New York, pour protester contre la réduction des subventions et fut violemment passé à tabac par la police. Un an plus tard, il peignit, en réponse à une action menée par la police de Chicago contre des grévistes, American Tragedy, un tableau qui, par sa composition en frise et son arrière-plan emblématique, est structuré à la manière d’un relief classique, sans reprendre toutefois les conventions de la figure antique. Son style gauche et anguleux traduit bien le caractère physique de la confrontation, et fait ressortir la singularité de chacun des participants ; Evergood suggère fortement la violence physique et la confusion, mais aussi, dans les figures centrales, la résistance. Le chapeau tombé par terre amplifie la violence comme l’a expliqué le peintre, mais la fige également à l’instant d’un spectaculaire revirement de la situation, tandis qu’un gréviste défie un policier en retenant efficacement son geste – il revendique ainsi frontalement la reconnaissance de son humanité, ou de sa classe sociale. Pour réaliser le tableau, Evergood s’inspira de son expérience personnelle mais aussi de photographies de presse du massacre du Memorial Day à Chicago (1937), qui fit dix morts et une centaine de blessés parmi les grévistes qui participaient à une manifestation brutalement réprimée par la police.

American Tragedy, 1937, Philip Evergood, Collection privée.
American Tragedy, 1937, Philip Evergood, Collection privée.
Dance Marathon, 1934, Philip Evergood, Austin, TX, Blanton Museum of Art.
Dance Marathon, 1934, Philip Evergood, Austin, TX, Blanton Museum of Art.

S’il peignit également de fresques, Evergood considérait à l’évidence la peinture de chevalet comme le vecteur efficace d’un art social, et on peut dire qu’il la révéla en tant que technique apte a éveiller l’attention critique du spectateur individuel. Dans un article sur l’exposition Evergood organisée en 1960 par le Whitney Museum of American Art de New York, le critique d’art George Dennison souligna l’aptitude du peintre à réduire ou à renvoyer à l’érotique et au physique des abstractions telles que l’argent ou la classe sociale, et montra comme ses tableaux imprégnaient la réalité de l’hyper-précision et de la complexité des rêves. Il est vrai que les préférences artistiques d’Evergood – pour Hogarth, Goya, ou pour des artistes de la Nouvelle Objectivité comme Dix ou Beckmann – mêlaient la critique au fantastique. Sa peinture invente un espace différent au seins des espaces réels et tyranniques du présent urbain. Nude by the El est à cet égard son tableau le plus utopiste. L’art y ouvre un espace onirique, donnant sur la triviale réalité urbaine. Le « El » (The Elevated Railway, le chemin de fer aérien) que l’on aperçoit à travers les fenêtres est un élément récurrent dans les tableaux qui décrivent la vie à New York. En plaçant un miroir entre les deux fenêtres, Evergood représente l’art comme un monde en soi attrayant, et qui pourtant s’ouvre sur l’espace de la ville.

Nude by the El, 1934, Philip Evergood, Washington, Smithsonian American Art Museum.
Nude by the El, 1934, Philip Evergood, Washington, Smithsonian American Art Museum.
Street Corner (coin de la rue), 1936, Philip Evergood, Richmond, Virginia Museum of Fines Arts.
Street Corner (coin de la rue), 1936, Philip Evergood, Richmond, Virginia Museum of Fines Arts.

Dans une certaine mesure, toute la peinture réaliste sociale tenait une promesse de transfiguration. Le peintre Edward Laning (né en 1906) évoqua plus tard dans ses écrits la transformation salutaire, quoique fortuite, grâce à laquelle New York était devenue, à l’époque du New Deal, la « Great Good Place », et les États-Unis la terre promise. Cet idéalisme rédempteur inspira la photographie documentaire de l’époque. Le peintre Ben Shahn s’intéressa à la photographie documentaire et fit à son tour des scènes urbaines l’un des fondements de sa peinture.


 
Bibliographie

Prendeville, Brendan. La peinture réaliste au XXe siècle. L’Univers de l’Art, 2001
Rose, Barbara. La peinture américaine, le XXe siècle. Flammarion, 1986
Collectif. Rouge. Art et utopie au pays des Soviets. Cat. Exp. Grand Palais, 2020
Castria Marchetti, Francesca. La peinture américaine. Gallimard, 2002
Robin, Regine. Le réalisme socialiste, une esthétique impossible. Payot, 1986