Peinture murale et réalisme socialiste

Les peintures murales de la New School de New York.

En Occident, le marxisme commença à exercer une puissante influence dans le débat culturel après le krach de Wall Street en 1929, mais tout le monde à gauche utilisait le mot « réalisme » pour suggérer une réalité historique et sociale. L’internationalisation du concept de réalisme socialiste dans la peinture murale de grand format et publique par définition, fut utilisé au cours des années 30 aussi bien par des peintres mexicains que par des artistes nord-américains, non seulement pour toucher un large public mais aussi pour favoriser l’émergence d’un sentiment d’identité historique. Aborder l’histoire, ce fut précisément ce qu’Alvin Johnson, le directeur de la New School for Social Research à New York, exigea des peintres Thomas Hart Benton (1889-1975) et José Clemente Orozco (1883-1949) lorsqu’il leur commanda, en 1930, des peintures murales pour son école. Benton et Orozco se virent attribuer plusieurs salles dans les étages du nouvel bâtiment à l’architecture moderniste. Il s’agissait d’une épopée consacrée à l’histoire américaine que Benton commença en 1919 « pour présenter une histoire du peuple tranchant avec les histoires conventionnelles qui mettaient généralement en vedette les grands hommes. » Cette conception populiste et démocratique, qui allait structurer l’ensemble de son œuvre, est particulièrement manifeste dans les dix panneaux de la New School (aujourd’hui au Metropolitan Museum de New York) collectivement intitulés America Today, et qui tournent autour de trois thèmes principaux : les forces productrices, les régions américaines et la vie dans les grandes villes. Dans City Building, et comme dans les autres panneaux, Benton présente comme un montage des scènes divisées par une moulure en bois courbe. Met en valeur la force productrice de l’homme et place au premier plan les ouvriers qui, Noirs et Blancs tous ensemble, reconstruisent l’Amérique.

City Building, tiré de America Today, 1930, Thomas Hart Benton, New York, Metropolitan Museum.
City Building, tiré de America Today, 1930, Thomas Hart Benton, New York, Metropolitan Museum.

Benton transmet à sa peinture une énergie rythmique tirée de ses expériences antérieures dans le domaine de l’abstraction formelle. Il donne non seulement aux personnages, mais aussi aux machines et aux bâtiments, une présence vivante. Les physiques impersonnels des ouvriers expriment une force vigoureuse, créant un effet à la fois monumental et grotesque.

City Activities with Dancehall, tiré de America Today, 1930-32, Thomas Hart Benton, New York, Metropolitan Museum.
City Activities with Dancehall, tiré de America Today, 1930-32, Thomas Hart Benton, New York, Metropolitan Museum.
Instruments of power, tiré de America Today, 1930-32, Thomas Hart Benton, New York, Metropolitan Museum.
Instruments of power, tiré de America Today, 1930-32, Thomas Hart Benton, New York, Metropolitan Museum.

Dans les années 1930, Benton a remporté des commandes pour peindre des peintures murales pour des endroits comme le Whitney Museum of American Art à New York et la State House du Missouri. Son portrait ornait la couverture du Time Magazine, qui le considérait comme un « héros de l’art américain ».

A Social History of the State of Missouri, 1936, Thomas Hart Benton, Missouri, State House.
A Social History of the State of Missouri, 1936, Thomas Hart Benton, Missouri, State House.

Comme souvent chez Benton, ses tableaux traitent de l’autodétermination politique et économique des peuples, envisagée en termes moins révolutionnaires que républicains et réformistes. Il s’accordent de ce fait à l’esprit de la New School, qui était une institution progressiste. Les fresques d’Orozco au contraire font certes référence aux révolutions, mais cette fois-ci en Inde, au Mexique et en Russie, c’est-à-dire dans la périphérie « non industrielle ». Lénine et Staline y figurent, mais uniquement en tant que dirigeants de l’Union soviétique, et son mis sur le même plan que Gandhi et Felipe Carrillo Puerto, le gouverneur réformiste du Yucatán qui fut assassiné.

Science, Labor and Art, 1930-31, José Clemente Orozco, New York, New School Art Collection.
Science, Labor and Art, 1930-31, José Clemente Orozco, New York, New School Art Collection.
The Struggle of the Orient, 1930-31, José Clemente Orozco, New York, New School Art Collection.
The Struggle of the Orient, 1930-31, José Clemente Orozco, New York, New School Art Collection.

Les trois principaux muralistes mexicains, Orozco, Diego Rivera (1886-1957) et David Alfaro Siqueiros (1896-1975), se montrèrent plus radicaux, d’un point de vue artistique et politique, que Benton, mais tous les quatre se heurtèrent à des problèmes analogues. Les spectateurs immédiats des peintures murales de la New School se composaient des membres et des associés de l’école, et les peintures reflétaient leur point de vue progressiste.

José Clemente Orozco à la Baker Library

Le muraliste mexicain José Clemente Orozco (1883-1949) à réalisé un fascinant cycle mural intitulé The Epic of American Civilization composé de 24 panneaux, couvrant quatre murs de la Baker Library du Dartmouth College à Hanover (New Hampshire) dans une représentation complexe et en couches de l’histoire du continent américain. Décomposé, ce cycle représente essentiellement trois étapes des Amériques : l’époque préhispanique, l’époque coloniale marquée par l’arrivée des Européens et l’ère industrielle moderne. Dans ces panneaux, Orozco raconte qu’au début, la culture pré-européenne était barbare et primitive, s’engageant dans le sacrifice humain et la guerre jusqu’à l’arrivée de Quetzalcoatl. Quetzalcoatl est personnifié ici comme une divinité préhispanique de la sagesse qui a apporté l’apprentissage, la science et l’art au peuple, créant une civilisation et inaugurant un âge d’or. Finalement et selon le mythe, exaspéré par ceux qui n’ont pas suivi ses préceptes, Quetzalcoatl est parti en promettant de revenir des siècles plus tard pour détruire la civilisation qui n’a pas saisi son message. Dans The Coming of Quetzalcoatl il est possible de détecter la forte influence de l’art indigène, avec la palette de tons de terre combinée avec des éclaboussures de couleurs vives, la linéarité stylisée des formes et la disposition prononcée des formes si évocatrices des structures sacrées du Mexique antique.

The Coming of Quetzalcoatl, Epic of American Civilization, 1932-1934, José Clemente Orozco, Hanover, New Hampshire, Dartmouth College, Baker Library.
The Coming of Quetzalcoatl, Epic of American Civilization, 1932-1934, José Clemente Orozco, Hanover, New Hampshire, Dartmouth College, Baker Library.

Le message global du cycle mural est communiqué non seulement par le récit, mais aussi par le style d’Orozco : les premiers panneaux sont clairs et harmonieux tandis que ceux représentant les temps modernes sont chaotiques et surpeuplés, ce qui fait que le spectateur se sent dépassé. Le sacrifice humain antique devient le sacrifice humain moderne de telle sorte qu’il n’y a aucun progrès, mais simplement l’échange d’un comportement barbare contre un autre. Ainsi, Orozco a apporté introspection, critique et ambiguïté au muralisme mexicain comme aucun de ses contemporains ne l’avait fait.

Anglo America, Hispano America, Epic of American Civilization, 1932-1934, José Clemente Orozco, Hanover, New Hampshire, Dartmouth College, Baker Library.
Anglo America, Hispano America, Epic of American Civilization, 1932-1934, José Clemente Orozco, Hanover, New Hampshire, Dartmouth College, Baker Library.
Anglo America, Hispano America, Epic of American Civilization, 1932-1934, José Clemente Orozco, Hanover, New Hampshire, Dartmouth College, Baker Library.

Peintures murales de Diego Rivera

En 1932, on demanda au peintre mexicain Diego Rivera (1886-1957) de réaliser les peintures murales qui ornent le jardin de l’Institute of Arts de Detroit, et dont le thème central est la nouvelle usine de construction de automobiles Ford de River Rouge. L’une des motivations de Rivera était la fascination qu’il éprouvait pour les machines : l’éblouissante interprétation des processus de fabrication, dans les panneaux nord et sud, est l’une des caractéristiques les plus remarquables de ces fresques. « Le travail avance et les hommes restent tranquilles ». Rivera accorde à ses ouvriers de l’industrie automobile plus d’importance que cette devise de Ford ne laisserait pas supposer tout en évoquant le rythme du travail. Le panneau principal du mur nord décrit la production du nouveau moteur V-8, tandis que le mur sud montre la fabrication de la carrosserie.

L’Industrie de Detroit ou L’Homme et la machine, mur nord, 1933, Diego Rivera, Detroit, Institute of Arts.
L’Industrie de Detroit ou L’Homme et la machine, mur nord, 1933, Diego Rivera, Detroit, Institute of Arts.
L’Industrie de Detroit ou L’Homme et la machine, mur nord, 1933, Diego Rivera, Detroit, Institute of Arts.

Les ouvriers que Rivera représente font référence à des individus particuliers, et on reconnaît même parmi eux certains assistants du peintre. Celui-ci bénéficia pour ce projet d’un important financement, et la grande qualité des fresques ainsi que la luminosité de leurs coloris ont été souvent salués. Pour glorifier la beauté du travail, il se servit de divisions fondées sur le nombre d’or afin d’interpréter le processus industriel comme un rythme naturel.

L’Industrie de Detroit, détail, 1933, Diego Rivera, Detroit, Institute of Arts.
L’Industrie de Detroit, détail, 1933, Diego Rivera, Detroit, Institute of Arts.

La situation était plus complexe dans le cas des peintures murales réalisées pour les institutions mexicaines au cours des années 20. S’adressant, en principe, à l’illettré qu’à l’homme cultivé, elles présentaient, à travers une synthèse des cultures européennes et mexicaines, des images d’une identité nationale cohérente. Rivera, pour sa part, qualifie les commanditaires étatiques de peintures murales mexicaines de « fraction de la bourgeoisie qui avait eu besoin de la démagogie comme d’une arme pour se maintenir elle-même au pouvoir ». Une redécouverte importante a été l’œuvre de Frida Kahlo, l’épouse de Rivera, longtemps dans l’ombre de son mari dominateur. Les peintures poignantes de cette artiste sont socialement critiques sans être agressives. Ce sont des images de compassion, des documents de chaleur humaine, dans lesquels une sincérité impitoyable élimine toute tendance à la sentimentalité.

L'arsenal / Frida Kahlo distribue des armes, du cycle Vision politique du peuple mexicain, détail, 1928, Diego Rivera, Mexico, ministère de l'Éducation publique)
L’arsenal / Frida Kahlo distribue des armes, du cycle Vision politique du peuple mexicain, détail, 1928, Diego Rivera, Mexico, ministère de l’Éducation publique)
Sueño de una tarde dominical en la Alameda Central, 1947-1948, Diego Rivera, Yucatán, Museo Mural Diego Rivera.
La colonisation ou l’arrivée de Hernán Cortés à Veracruz, peinture murale, 1951, Diego Rivera, Mexique, Palais National.
La colonisation ou l’arrivée de Hernán Cortés à Veracruz, peinture murale, 1951, Diego Rivera, Mexique, Palais National.
El campesino oprimido, 1935, Diego Rivera, Mexique, Palais National.
El campesino oprimido, 1935, Diego Rivera, Mexique, Palais National.

À Detroit, Rivera, qui avait étudié l’œuvre de Giotto, réussit du moins à trouver un équilibre entre l’individuel et le cosmique. Les méthodes de David Alfaro Siqueiros (1896-1974) s’apparentent davantage à l’art baroque, dans lequel une puissante illusion exerce un pouvoir coercitif. Dans la fresque qu’il réalisa avec ses collaborateurs pour orner la partie supérieure de l’escalier de l’immeuble du syndicat de travailleurs de l’électricité, à Mexico, les images peintes au pistolet, dont certaines s’inspirent de photographies, créent un effet cinématographique. Dans Portrait de la bourgeoisie, à gauche, un perroquet démagogue harangue la foule ; au centre sont représentés des impérialistes, des capitalistes et toute une machinerie de guerre ; un révolutionnaire plonge vers le bas, tandis qu’au plafond, on aperçoit des pylônes et le drapeau du syndicat des ouvriers de l’électricité. Quand Siqueiros prit la fuite après l’attentat perpétré contre Trotsky, le syndicat exigea certains changements puis modifia le titre de la fresque qui s’intitulait, à l’origine, Portrait du fascisme.

Portrait de la bourgeoisie, 1939-1940, David Alfaro Siqueiros, Ciudad de México, Sindicato Mexicano de Electricistas.
Portrait de la bourgeoisie, 1939-1940, David Alfaro Siqueiros, Ciudad de México, Sindicato Mexicano de Electricistas.
Marcha de la humanidad, 1971, David Alfaro Siqueiros, Ciudad de México, Polyforum Cultural Siqueiros.
Marcha de la humanidad, 1971, David Alfaro Siqueiros, Ciudad de México, Polyforum Cultural Siqueiros.
Por una seguridad completa y para todos los mexicanos, 1950, David Alfaro Siqueiros, Ciudad de México, Hospital de la Raza.
Por una seguridad completa y para todos los mexicanos, 1950, David Alfaro Siqueiros, Ciudad de México, Hospital de la Raza.

On observe des analogies entre le travail de Siqueiros et les œuvres produites en Union soviétique dès les premières années du régime communiste. Là aussi, les artistes et les dirigeants politiques virent dans le cinéma à la fois un moyen et un modèle pour la politisation de l’art. Lénine considérait le cinéma comme la forme d’art la plus importante, car elle faisait appel à un « réalisme naïf » qu’il jugeait essentiel pour atteindre les masses russes très largement illettrées. Ce point de vue contribua au développement du réalisme socialiste.


 
Bibliographie

Prendeville, Brendan. La peinture réaliste au XXe siècle. L’Univers de l’Art, 2001
Plaa, Monique. Aspects du muralisme mexicain. Presses Universitaires, 2008
Collectif. Rouge. Art et utopie au pays des Soviets. Cat. Exp. Grand Palais, 2020
Castria Marchetti, Francesca. La peinture américaine. Gallimard, 2002
Robin, Regine. Le réalisme socialiste, une esthétique impossible. Payot, 1986