Les vies d’artistes

La rénovation de l’art par la peinture selon Vasari.

Dans la première moitié du XIXe siècle en France, la représentations des vies d’artistes furent particulièrement nombreuses, avec des scènes qui excitaient l’imaginaire des spectateurs des Salons de Paris. Au sein de cette catégorie, l’épisode de la rencontre de Cimabue et de Giotto par Pierre Révoil en 1840, tiré des Vies de Giorgio Vasari, fut le plus fréquemment représenté : Le peintre Cimabue rencontre par hasard dans la campagne un jeune berger dessinant ses moutons sur une pierre. Frappé par ses facultés de dessinateur, il lui propose de le suivre à Florence dans son atelier, ce que l’enfant accepte. Il deviendra grâce à cette rencontre le célèbre Giotto, qui très vite surpassera son maître. Selon Vasari, « bien que Cimabue eût été, la cause première de la rénovation de l’art par la peinture, Giotto, son élève, poussé par une noble ambition, fut celui qui, montant plus haut par la pensée, ouvrit la porte de la vérité à ceux qui l’ont ensuite amenée à ce point de grandeur et de perfection ». Il ne s’agit donc pas seulement de la représentation de l’enfance d’un peintre prodigieux mais de la renaissance de l’école italienne tout entière au XIVe siècle ou Trecento en italien.

L’Enfance de Giotto, 1849, Pierre Révoil
L’Enfance de Giotto, 1849, Pierre Révoil,
Musée de Grenoble.

Au XIXe siècle, l’un des premiers à représenter la vie des peintres fut sans doute Ingres qui, en 1818, a mis sur scène l’un des plus illustres peintres de la renaissance, Les derniers moments de Léonard, devant son dernier mécène le roi François Ier. Commandée par le comte Blacas, le tableau raconte la légende de la mort de Léonard de Vinci rapportée par Vasari. Les traits du roi dérivent de son portrait de profil par Titien. Le jeune homme marqué par la douleur qui étend ses deux bras – peut être Francesco Melzi l’un des disciples du maître. Le jeune homme est revêtu des habits portées par Baldazare Peruzzi Castiglione dans son portrait de Raphaël. Par ailleurs, le choix par Ingres de représenter une scène de lit de mort n’est pas sans faire référence à une grande tradition classique française, qui, de La Mort de Germanicus par Nicolas Poussin à La Mort de Socrate de Jacques-Louis David, est célébrée comme la quintessence de la représentation d’une histoire héroïque.

François Ier et Léonard de Vinci, 1818, Ingres
François Ier reçoit les derniers soupirs de Léonard de Vinci, 1818,
Jean-Auguste Dominique Ingres, Paris, Petit Palais.

Les Vies de Vasari furent traduites en français entre 1839 et 1842. Le peintre Alexandre Cabanel dans son tableau Michel-Ange dans son atelier, souligne le caractère ombrageux de l’artiste comme une des anecdotes racontés par Vasari, en le représentant au pied du Moïse, de la Pietà et des deux esclaves de marbre, semblant ignorer l’arrivée de son mécène Jules II, qui entre côté jardin comme s’il s’agissait d’une scène de théâtre.

Michel-Ange visité dans son atelier par Jules II, 1856, Alexandre Cabanel
Michel-Ange visité dans son atelier par Jules II, 1856, Alexandre Cabanel, Montpellier, musée Fabre.

Le tableau, La Mort de Masaccio est une scène historique représentée comme un drame familier. La figure de Masaccio, l’un des plus importants artistes du Quattrocento, connu par les grandes fresques de l’église du Carmine à Florence. Le plus talentueux et le plus gentil des peintres de la Première renaissance, est mort très jeune à Rome, dans des circonstances non éclaircies. Le peintre du XIXe siècle Auguste Couder (1789-1873) nous le représente au moment de sa mort dans une interprétation très libre, devant une fresque inachevée. L’enduit simplement appliqué sur une partie du mur, les pinceaux et couleurs ayant quitté ses doigts désormais sans vie. Le tableau La Mort de Masaccio, présenté au Salon de 1817, le critique Charles Landon, lui fait un grand éloge le désignant comme l’un des plus remarquables : « Si ce morceau n’est pas mis au nombre des tableaux d’histoire, du moins il tiendra la premier rang parmi ceux d’un genre particulier, anobli par tout ce que la grâce de l’expression et la vérité du pinceau offrent de plus touchant et de plus naïf ».

La Mort de Masaccio,1817, Auguste Couder
La Mort de Masaccio,1817, Auguste Couder, Grenoble, musée de Grenoble.

La vie de Raphaël

Si les représentations des enfances prodigieuses des artistes furent particulièrement nombreuses au Salon tout au long de la première moitié du XIXe siècle, l’iconographie de l’apprentissage restait bien plus rare. La principale raison de cette différence tient à l’aspect moins spectaculaire de la figuration d’un élève en devenir aux côtés de son maître que celle du bambin réalisant des chefs-d’œuvre sans même en avoir conscience. Dans un cas, le génie est un don inné, dans l’autre, le fruit d’un travail laborieux et patient. Comme les diverses biographies ont régulièrement accentué le mythe de la prédisposition des plus grandes gloires, les artistes avaient peu de sources sur lesquelles s’appuyer pour évoquer la formation. La représentation de Raphaël Sanzio aux côtés du Pérugin est l’une des rares exceptions. Le sujet de la toile Le Pérugin et Raphaël à Pérouse d’Édouard Cibot (1799-1877) est tiré de l’Histoire de la vie et des ouvrages de Raphaël par Quatremère de Quincy. Renonçant à demeurer le maître de son fils, Giovanni Sanzio, peintre de cour à Urbino, confia Raphaël au Pérugin, peintre selon lui le plus réputé. En ce sens, l’épisode choisi est une démonstration du talent remarquable de Raphaël au même titre que l’enfance de Giotto. Dans son tableau, Cibot utilise un procédé particulièrement étonnant : il met en scène l’apprentissage de Raphaël en plaçant autour du maître et de l’élève des visions prémonitoires d’œuvres que le peintre réalisera à l’âge adulte comme La Vierge de Foligno, et un jeune garçon aux traits empruntés à un futur saint Jean.

Le Pérugin et Raphaël à Pérouse, 1842, Édouard Cibot
Le Pérugin et Raphaël à Pérouse, 1842, Édouard Cibot, Moulins, musée Anne-de-Beaujeu.

Fragonard ne pouvait demeurer indifférent à la vie légendaire et mâtinée de galanterie relatée par Giorgio Vasari. Dans le tableau Raphaël rectifiant la pose de son modèle, le peintre s’avance vers la belle Fornarina dont il rectifie le geste du bras. On aperçoit, à droite, en partie dissimulé par un drap brun, un tableau à peine ébauché, représentant une Vierge à l’Enfant. L’acte de création est relégué au second plan, est c’est bien le caractère ambigu de la scène qui retient l’attention. Bien que très atténuée, la dimension érotique est néanmoins présente et l’on voit Raphaël plein d’ardeur, corriger son modèle dans un échange de regards qui en dit long sur leur complicité amoureuse, où la grâce équivoque du modèle s’harmonise avec la silhouette juvénile aux chevaux blonds.

Raphaël rectifiant la pose de son modèle, 1820, Fragonard
Raphaël rectifiant la pose de son modèle, vers 1820, Fragonard, Paris, musée du Louvre.

Cette interprétation se situe à l’opposé du tableau d’Ingres, Raphaël et la Fornarina de 1814, où cette interrogation reste ouverte par le mouvement des corps et des têtes. Car, si chez Ingres, le peintre de la Renaissance détourne son regard de sa maîtresse, qu’il enlace pourtant, pour observer l’œuvre qu’il est en train d’exécuter, il n’en vas pas de même chez Fragonard qui n’hésite pas à représenter le peintre se détournant spontanément de l’art par la nature…

Raphaël et la Fornarina, 1814, Ingres
Raphaël et la Fornarina, 1814, Ingres,
Cambridge, Fogg Art Museum.

Le peintre Pierre Nolasque Bergeret (1782-1863), après quatre échecs au prix de Rome, en 1806 eut l’audace de représenter un sujet n’appartenant pas à la peinture d’histoire : le service funèbre de Raphaël dans un tableau intitulé Honneurs rendus à Raphaël après sa mort. Bergeret a choisi de situer la scène dans une des chambres du Vatican. Raphaël y est étendu sur son lit ; le pape mécène Léon X saisit des fleurs dans une coupelle et les répand sur le corps du défunt. Le secrétaire du pape le cardinal Bembo, se tient aux côtés de Léon X et lève une couronne en l’honneur de son ami, tandis que Giuliano de Médicis porte le crucifix. Baldassare Peruzzi pointe du doigt La Transfiguration et au fond du baldaquin on aperçoit la Vierge à la chaise. Des amis et élèves entourent la couche funèbre, mais aussi des adversaires, parmi lesquels Michel-Ange, entrant à l’arrière-plan en compagnie de Sebastiano del Piombo venus témoigner à Raphaël leur estime. À gauche, accroupi, Vasari compose sa célèbre ode à Raphaël : « Âme bienheureuse et infortunée ! vous serez les plus beau sujet de nos entretiens ; les actions de votre vie ne sont pas moins célèbres que les ouvrages que vous laissez ne sont admirables ; l’art de la peinture est pour ainsi dire mort avec vous, et loin de pouvoir vous surpasser, on ne pourra jamais vous atteindre ».

Honneurs rendus à Raphaël, 1806, Pierre Nolasque Bergeret
Honneurs rendus à Raphaël après sa mort, après 1806, Pierre Nolasque Bergeret, Versailles, musée national de château de Versailles et de Trianon.

Les avatars de Filippo Lippi selon Vasari

Face à la vogue de représentation des amours des grands hommes, Paul Delaroche présenta au Salon de 1824 une scène répondant au goût pour l’anecdote historique : Filippo Lippi chargé de peindre un tableau pour un couvent, devient amoureux de la religieuse qui lui servait de modèle. Le jeune peintre y est figuré faisant la cour à son modèle, une religieuse qui, d’une main, tient Lippi et, de l’autre, un chapelet. Troublée, elle baisse les yeux face au regard aimant du peintre qui implore ses faveurs. Une scène amoureuse des plus scandaleuses mais appuyée par les Vies de Vasari. L’épisode de la séduction de cette religieuse est alors d’autant plus déroutant que Lippi aurait détourné cette Lucrezia Butti de ses vœux. Face au scandale, elle resta en compagnie du peintre qui l’amena à Florence, où ils eurent deux enfants. Le modèle de la Vierge était ainsi chez Filippo Lippi une femme qu’il avait désirée. Les amours licencieuses de l’histoire étaient aussi une réponse au goût frivole de l’époque pour le scandale, et cette représentation de Delaroche, une mise en scène d’un des rares passages sulfureux mais connus à l’époque de la vie privée des artistes.

Filippo Lippi chargé de peindre un tableau, 1824, Paul Delaroche
Filippo Lippi chargé de peindre un tableau, 1824, Paul Delaroche, Dijon, Musée des beaux-arts.

Commandée par le ministère de la Maison du roi et présentée au Salon de 1819, la toile de Pierre Nolasque Bergeret (1782-1863) Filippo Lippi, esclave en Alger, traçant sur le mur le portrait de son maître, figure le pouvoir civilisateur de l’art en illustrant un épisode tiré des Vies de Vasari. Le jeune Filippo Lippi, ayant été enlevé par un corsaire, fut maintenu en « Barbarie » pendant plus de dix-huit mois. Durant sa captivité, il eut l’audace de réaliser au charbon, sur un mur, le portrait de son ravisseur. Les brigands charmés de son talent lui offrent les couleurs et les pinceaux qu’ils avaient dérobés à un peintre et le libèrent. Cadrée dans l’espace resserré d’une cour, la scène présente Lippi de dos face à son portrait.

Filippo Lippi esclave en Alger, 1819, Pierre Nolasque Bergeret
Filippo Lippi esclave en Alger, 1819, Pierre Nolasque Bergeret,
Cherbourg-Octeville, musée d’art Thomas-Henry.

Tout oppose la partie gauche de la partie droite ; alors que Lippi, par sa posture et sa musculature, est rapprocher des idéaux néoclassiques, les deux personnages à droite, le pirate et un jeune Africain, semblent échappés d’une toile orientaliste. L’architectura environnante reflète cette ambivalence ; alors que les plans et les ouvertures suivent des règles classiques, la maison résume la barbarie tant elle est endommagée et tant la végétation prend le pas sur la construction. Cette scène est conçue comme un décor de théâtre dans lequel Bergeret cumule et abuse des détails exotiques connus à l’époque à Paris.

Bibliographie

Marie Claude Chaudonneret. Peinture et Histoire dans les années 1820-1830. Actes Sud, 2004
Collectif. L’invention du passé. Cat. Exp. Hazan, 2014
Francis Haskell. L’Historien et les images. Gallimard, 1995
Giorgio Vasari. Les Vies des meilleures peintres, sculpteurs et architectes. Actes Sud, 2005