Les femmes dans le mouvement surréaliste

Les nouvelles femmes

L’histoire de femmes artistes associées au surréalisme est plus complexe et plus poignante qu’on ne l’imagine d’ordinaire. C’est celle d’un groupe de femmes qui ont osé refuser les conventions de leur entourage, qui ont essayé de mettre en accord leurs idées et leurs vies. Elles se sont lancées dans la création artistique à une époque où on encourageait peu le travail des femmes dans le domaine des arts visuels. Jeunes, belles et rebelles, elles devinrent l’incarnation de leur époque, les messagères du futur et explorèrent, plus que ne l’avait fait aucun groupe de femmes avant elles, les sources de l’imagination créatrice féminine. Si certaines d’entre elles étaient venues au surréalisme par les biais de leurs liaisons personnelles, quelquefois romanesques, avec certains membres du groupe, ces femmes avaient néanmoins déjà reçu une formation artistique. Dora Maar avait étudié la peinture à l’académie Julien. Leonora Carrington avait travaillé avec Amédée Ozenfant à Londres, et Remedios Varo avait été à l’académie San Fernando à Madrid, un an après Salvador Dalí. À la fin des années trente, l’amitié de Dora Maar pour Paul Eluard et Man Ray la conduisit à la fois ver le surréalisme et vers la photographie. La rencontre de Leonora Carrington avec Marx Ernst à Londres en 1937, au cours d’une exposition à la Mayor Gallery, devait changer sa vie. Remedios Varo arriva à Paris à la fin de la guerre civile espagnole avec le poète Benjamin Péret qu’elle avait épousé à Barcelone.

The Pleasures of Dagobert, 1945, Leonora Carrington
The Pleasures of Dagobert, 1945, Leonora Carrington, Collection privée.

Un autre élément favorisa l’arrivée de femmes artistes au sein du groupe surréaliste : le succès international que connut le mouvement (succès à la fois de mode et de provocation) après les premières grandes expositions internationales qui eurent lieu à partir de 1936. Les femmes qui furent découvertes par les surréalistes dans la dernière partie de cette décade les furent toutes grâce à leurs œuvres. Que leur personnalité et leur vie aient été aussi bien adaptées au surréalisme ne faisait que confirmer l’efficacité des rencontres de hasard aux yeux de Breton et de ses amis.

Première exposition : Peggy Guggenheim

Au milieu de la tourmente politique mondiale, les situations personnelles ne pouvaient que beaucoup changer. De nombreuses femmes en vinrent à considérer d’une manière tout à fait différente les engagements vis-à-vis de l’art. En 1942, dans sa nouvelle galerie à New York, Art of This Century Gallery, Peggy Guggenheim organisa, sur une idée de Marcel Duchamp, la première de deux expositions consacrées aux femmes artistes représentantes de l’avant-garde. Le comité d’organisation de cette exposition intitulée Exhibition by 31 Women était composé de Duchamp, Ernst, Breton, entre autres. On pouvait y voir des œuvres de Leonora Carrington, Léonor Fini, Frida Kahlo, Valentine Hugo, Jacqueline Lamba, Meret Oppenheim, Kay Sage et Dorothea Tanning. Elle réitère en 1945 avec l’exposition The Women.

Peggy Guggenheim dans sa galerie l’Art de ce siècle à New York, 1942
Peggy Guggenheim dans sa galerie l’Art de ce siècle à New York, 1942
An Important Event, 1939 ; Third-paragraph-h, Kay Sage
An Important Event, 1939 ; Third-paragraph-h, Kay Sage
Two Women, 1939, Leonor Fini, Collection privée.
Two Women, 1939, Leonor Fini, Collection privée.

Les critiques new-yorkais se firent un plaisir de dénigrer l’exposition, la présentant encore plus frivole que ce à quoi ils s’attendaient de la part du surréalisme. Un critique du New York Sun déclara que les femmes surréalistes étaient supérieures aux hommes qu’il avait rencontrés, mais il continuait ainsi : « C’est logique quand on y réfléchit. Le surréalisme est composé d’environ soixante-dix pour cent d’hystériques, vingt pour cent de littérateurs, cinq pour cent de bons peintres et cinq pour cent de chahut destiné à effaroucher le public innocent. Comme chacun sait, il y a beaucoup d’hommes névrosés à New York, mais tout le monde sait aussi qu’il y a encore plus de femmes névrosées. Il était évident que les femmes devaient exceller dans le surréalisme. C’est ce qu’elles font. »

Kay Sage, la beauté de la mélancolie

Peintre et poète américain Kay Sage (Albany, New York, 1898 – Woodbury, Connecticut, 1963) fut l’une des dernières femmes artistes à rejoindre le groupe surréaliste avant la déclaration de guerre de 1939. Elle appartenait à une riche famille conservatrice de l’état de New York, avait épousé un prince italien en 1925 et vécu à Rome et à Rapallo. En 1937, elle abandonna une vie qui offrait peu de débouchés à son talent et à son énergie et vint à Paris. Elle travailla tout d’abord à une série de toiles abstraites basées sur des motifs architecturaux. Avec Tanguy, le peintre italien Chirico avait été l’un des premiers peintres que Kay Sage avait admirés en arrivant à Paris. Les coups de pinceau serrés donnent aux tableaux de cette époque, une grande précision à laquelle s’ajoute une forte impression de mystère et de mélancolie. En 1938, elle présenta une de ses toiles à Paris au Salon des Surindépendants. Parmi les surréalistes qui visitèrent l’exposition se trouvait Breton, Tanguy et Nicolas Calas. Ils furent tous trois suffisamment intéressés pour essayer d’entrer en contact avec l’artiste.

May Room has Two Doors, 1939
May Room has Two Doors, 1939, Kay Sage, Collection privée.
White Silence, 1941, Kay Sage, Collection privée.
White Silence, 1941, Kay Sage, Collection privée.
Le Passage, 1956, Kay Sage
Le Passage, 1956, Kay Sage, Collection privée.

L’œuvre de Kay Sage est curieusement, d’un point de vue surréaliste, abstraite, mais aussi mystérieuse et visionnaire. Comme elle était riche, elle put aider de nombreux surréalistes à quitter l’Europe au début de la guerre. Elle aida Breton et Jacqueline Lamba à s’installer à New York. Elle y épousa Tanguy en 1940, et le couple vécut et travailla dans le Connecticut.

Leonor Fini

Née en 1918 à Buenos Aires et décédée à Paris en 1996, de parents d’origine espagnole, italienne et argentine, Leonor Fini passa son enfance à Trieste. Pendant son adolescence, elle étudia la peinture de la Renaissance et la peinture maniériste en visitant les musées européens. Dans la grande bibliothèque de son oncle, elle découvrit les préraphaélites, Aubrey Beardsley, Klimt, et les romantiques allemands et flamands. Elle exposa pour la première fois à l’âge de dix-sept ans dans une exposition de groupe à Trieste et elle fut invitée à Milan pour exécuter son premier portrait sur commande. C’est à se moment-là qu’elle devint amie avec les peintres Funi, Carrà et Tosi. Elle arriva à Paris en 1936. Ses amitiés avec Eluard, Ernst, Magritte et Brayer l’amenèrent à côtoyer le cercle surréaliste. Elle participa à des expositions surréalistes, bien qu’elle ne fût pas membre du groupe. Sa première exposition personnelle eut lieu à New York, en 1939 à la galerie Julien Levy. Elle passa les années de guerre à Monte-Carlo et à Rome et retourna à Paris en 1946. Elle a ensuite poursuivi une carrière artistique active, comme peintre, dessinateur de théâtre et illustrateur.

Composition with figures on a terrace, 1938, Leonor Fini
Composition with figures on a terrace, 1938, Leonor Fini, Collection privée.

Tout au long d’une longue carrière, les toiles de Leonor Fini voyagent entre les douleurs du désespoir et la sérénité de l’illumination, mais restent polies par un érotisme à toute épreuve. Poussée par la passion, la liberté et l’expérimentation sexuelle, elle était sans doute la plus rebelle, la plus théâtrale et la plus autonome des femmes surréalistes. Décrite par beaucoup comme particulièrement grande et imposante dans son apparence physique, avec des yeux de chat très inhabituels, elle était à bien des égards plus créaturelle qu’humaine.

Autoportrait au scorpion, 1938, Leonor Fini
Autoportrait au scorpion, 1938, Leonor Fini, Collection privée.

Prenant au pied de la lettre l’intérêt artistique pour le motif de l’hybride animal/humain, elle incarnait la transformation et la métamorphose félines et s’identifiait précisément à la figure antique du Sphinx. Mortelle dans la tradition grecque, bienveillante mais féroce dans les récits égyptiens, l’apparition de la créature mythique symbolise l’amour de Fini pour l’artifice et la nature combinés.

Little Hermit Sphinx, 1948, Leonor Fini
Little Hermit Sphinx, 1948, Leonor Fini, Londres, Tate Modern.

La forte individualité de Fini était souvent en désaccord avec les idées collectives du groupe des surréalistes. Contrairement à de nombreuses femmes qui ont joué un rôle central dans le mouvement, elle n’était pas impressionnée par le charisme et l’intellectualisme des membres masculins. Déjà très cultivée et versée dans la théorie psychanalytique, Fini refusait d’être soumise ou subordonnée aux hommes. Elle a noué une amitié intense avec Leonora Carrington au cours de l’été précédant le début de la Seconde Guerre mondiale, mais en général, elle ne s’est pas appuyée sur d’autres femmes comme l’ont fait Carrington et Remedios Varo. Elle vivait de façon plus flamboyante et communautaire et toujours avec deux hommes, l’un comme amant et l’autre comme ami.

Jeu de dames ou Le pari de Zobeïde, 1975, Leonor Fini
Jeu de dames ou Le pari de Zobeïde, 1975, Leonor Fini, Collection privée.

Frida Kahlo

Peintre mexicaine, Frida Kahlo est née en 1910 à Coyoacán, une banlieue de Mexico, de parents d’origine allemande, indienne et espagnole ; décédée à Mexico en 1954. Un terrible accident de la circulation la laissa infirme à l’âge de quinze ans et fut à l’origine de souffrances qui durèrent toute sa vie. Elle apprit à peindre toute seule, pendant sa convalescence. Elle épousa le peintre muraliste Diego de Rivera en 1929. Breton découvrit ses œuvres à Mexico en 1938. En 1939, dans le texte qu’il rédigea pour le catalogue de sa première exposition à la galerie Julien Levy à New York, il reconnut en elle une surréaliste authentique. L’année suivante, lui et Duchamp organisèrent sa première exposition parisienne à la galerie Pierre Colle. Elle se considérait elle-même comme une artiste mexicaine et se jugeait plus réaliste que surréaliste. Sa première exposition importante se tint en 1953 à la galerie d’Art Contemporain à Mexico.

My Dress Hangs There, 1933, Frida Kahlo
My Dress Hangs There, 1933, Frida Kahlo, Collection privée.
The Last Super, 1940, Frida Kahlo
The Last Super, 1940, Frida Kahlo, Collection privée.

Se sentant souvent seule, elle a travaillé de manière obsessionnelle à l’autoportrait. Sa réflexion a nourri un intérêt indéfectible pour l’identité. Elle s’intéresse particulièrement à son ascendance mixte germano-mexicaine, ainsi qu’à la division de ses rôles d’artiste, d’amante et d’épouse.

Autoportrait au collier d’épines et colibri, 1949, Frida Kahlo
Autoportrait au collier d’épines et colibri, 1949, Frida Kahlo, Boston, Musée des Beaux-Arts.

Frida Kahlo utilise le symbolisme visuel de la douleur physique dans une tentative de mieux comprendre la souffrance émotionnelle. Avant Kahlo, le langage de la perte, de la mort et de l’identité personnelle avait été représentée par certains artistes masculins (dont Albrecht Dürer, Francisco Goya et Edvard Munch), mais n’avait pas encore été disséqué de manière significative par une femme. En effet, non seulement Kahlo a pénétré dans un langage existant, mais elle l’a également élargi et l’a fait sien. En exposant littéralement les organes internes et en représentant son propre corps dans un état de saignement et de rupture, Kahlo a ouvert ses entrailles pour aider à expliquer les comportements humains. Elle a rassemblé des motifs qui se répéteront tout au long de sa carrière, notamment des rubans, des cheveux et des animaux personnels, et a ainsi créé un moyen nouveau et articulé de discuter des aspects les plus complexes de l’identité féminine. En tant que  » grande artiste « , mais aussi en tant que personnage digne de notre dévotion, le visage emblématique de Kahlo apporte un soutien aux traumatismes et son influence ne peut être sous-estimée.

Les Deux Fridas, 1939, Frida Kahlo
Les Deux Fridas, 1939, Frida Kahlo, Banco de Mexico Diego Rivera Frida Kahlo Museum Trust.

Jacqueline Lamba (Breton)

Peintre français, Jacqueline Lamba est née en 1910 à Paris, où elle étudia les arts décoratifs. Elle épousa André Breton en 1934 après une rencontre qui semblait avoir été prévue dans un poème écrit par Breton en 1923, La Nuit du Tournesol. En 1938, Jacqueline Lamba séjourne au Mexique, où elle connaît Frida Kahlo et Diego Rivera. Jacqueline commença par exposer des objets et des dessins avec les surréalistes. Volontaire et entièrement dévouée à Breton, elle allait partout avec lui, accordant sa vie à ses besoins et jouant parfaitement son rôle d’épouse du guide du mouvement surréaliste. Arrivée à New York en 1941, elle se mit à exécuter des tableaux d’inspiration automatique que sont proches des œuvres de Mata et de Masson. Mis à l’épreuve par les difficultés économiques, son mariage avec Breton prend fin en 1942. En 1943, elle a épousé le sculpteur et photographe américain, David Hare. Dans ses dernières années, elle a vécu dans son studio à Paris, où elle est morte un jour de juillet 1993. Jacqueline Lamba apporta au surréalisme son style personnel. Sa première exposition personnelle eut lieu à New York, en 1944, à la Norlyst Gallery. Elle exposa aussi au musée d’Art Moderne de San Francisco (1946) et à la galerie Pierre à Paris en 1947.

Dessin pour la vie, 1942, Jacqueline Lamba
Dessin pour la vie, 1942, Jacqueline Lamba, Collection privée.
Jacqueline Lamba et Frida Kahlo, 1938
Jacqueline Lamba et Frida Kahlo, 1938.

Les paysages de Jacqueline Lamba, le plus souvent nocturnes et éclairés par la lune, sont envahis par des formes prismatiques éclatées fondées sur la volonté clairement exprimée de construire un espace abstrait, qui ne devait rien à l’automatisme, et qu’elle considérait comme la seule possibilité de communication qui, « libérant l’inconscient, devait offrir le message le plus cohérent de l’émotion ».

Coupe orange sur forêt noire, 1948, Jacqueline Lamba
Coupe orange sur forêt noire, 1948, Jacqueline Lamba, Collection privée.